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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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Livres de piété et illustrations incongrues : une rencontre | | | Jean Wirth Collectif Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques - (1250-1350) Droz - Matériaux pour l'histoire 2008 / 112 € - 733.6 ffr. / 413 pages ISBN : 978-2-600-01231-7
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Âge à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
Les éditions genevoises Droz publient un superbe ouvrage savant sur les marges à drôleries des manuscrits gothiques, dans la collection «Matériaux pour lhistoire» (École des chartes) : grand format, papier glacé, très nombreuses reproductions en couleur (échelle 1.1). Un très beau livre donc, destiné au public universitaire, mais qui devrait intéresser bien au-delà des lecteurs dont les sujets de prédilection sont lhistoire de lart, liconographie, la culture médiévale, ou tout simplement la curiosité pour les objets un peu inattendus, surprenants.
Les «drôleries» sont des motifs profanes, humoristiques, qui mettent en scène animaux ou membres du clergé, personnages nus, ou des thèmes de la vie quotidienne, de la chasse, etc. Leur auteur les a dessinées dans les marges des enluminures encadrant des textes qui sont le plus souvent de piété. Ces marges à drôleries apparaissent au début du XIIIe siècle et connaissent un vif succès avant de disparaître vers le milieu du XIVe siècle, remplacées par des feuillages. On peut en suivre la progression géographique : des ateliers parisiens au Nord de la France et des Flandres avant de séduire les régions méditerranéennes (sud de la France, Espagne, Italie) et lAllemagne. Pour le lecteur daujourdhui, le contraste est très fort entre lirrévérence des drôleries et les textes de dévotion quelles accompagnent (psautiers, livres dheures
), de surcroît dans des ouvrages à prix élevé, souvent offerts aux dames de laristocratie, par exemple en cadeau de mariage. Les premières drôleries anticléricales identifiées par des chercheurs apparaissent dans un registre des lettres du pape Innocent III copié en 1202 et conservé au Vatican. Se pose donc la question de linterprétation de ces images.
Jean Wirth (ancien élève de lEcole des Chartes, professeur à luniversité de Genève), dont on connaît les travaux qui font autorité sur liconographie médiévale, a dirigé et coordonné avec Isabelle Engamarre les recherches dune équipe scientifique sur ce type de décor. Il propose les bases dune méthode iconologique adaptée au sujet. Louvrage répond aux exigences de la critique universitaire : notes de page bien documentées (et dont on recommande fort la lecture !), références précises des illustrations, bibliographie et index (des auteurs et des manuscrits). Environ 80 manuscrits ont été passés au crible par léquipe de chercheurs, ce qui permet une analyse argumentée, fondée sur létude de près de 1500 motifs.
Dans un avant-propos critique, Jean Wirth analyse les problèmes de méthode, puis Andreas Bram étudie lévolution de la mise en page et du décor marginal, Isabelle Engamarre, la Genèse iconographique des drôleries, Céline Fressart et Herman Braet les Emprunts littéraires, Adriana Fish Hartley, lunivers iconographique, et Frédéric Elsig, la ridiculisation du système religieux. En conclusion : «Pourquoi des drôleries».
En posant les principes dune méthodologie pour analyser ces images, Jean Wirth récuse, avec une argumentation étayée, nombre des hypothèses avancées auparavant. Sappuyant sur le corpus étudié, il propose de stimulantes règles dinterprétation : tout dabord, «ne faire lhypothèse dune allusion que si celle-ci a quelque chance dêtre perceptible» (p.19). Seconde règle : «la possibilité dune allusion est inversement proportionnelle à la fréquence du motif iconographique et à celle du motif sexuel auquel il est supposé se rapporter» (p.21). Troisième règle : «vérifier les contextes dans lesquels un motif est récurrent» (p.34).
Jean Wirth remarque : «Lobsession du rapport texte/image a souvent fait ignorer aux chercheurs les rapports qui se tissent entre les marges et les images principales» (p.32) ; ce qui est à son avis plus fort. Aussi les drôleries sont-elles souvent à lire à partir des initiales, lenlumineur déclinant le thème dans les marges, certainement avec lavis du commanditaire du manuscrit. Pour choisir ses décors et motifs, il devait sans doute sinspirer de la bibliothèque du commanditaire. Par ailleurs, les choix varient en fonction des espaces culturels (et éventuellement politiques) : par exemple, peu de burlesque chez les cisterciens, manifestement réticents à légard de ce genre ou encore dans les ateliers parisiens proches de la Cour, alors quau contraire il est fortement présent dans les ateliers des Flandres. Les manuscrits dont les destinataires sont des religieuses évitent le registre obscène, sans doute par souci de bienséance. Le choix des décors peut également refléter des intentions polémiques (ce qui explique une partie des thèmes anticléricaux). Enfin la transmission à un destinataire ultérieur peut expliquer des repeints ou lusage du rasoir pour faire disparaître tel ou tel motif jugé désormais indésirable par le nouveau propriétaire.
Les thèmes des drôleries sont variés, issus de lAntiquité (les «grylles», ces «visages sur patte») ou des fables et de récits contemporains (par exemple les emprunts à des scènes du Roman de Renart), de lart roman, ou encore dun univers profane, monde aristocratique qui apprécie la chasse sous toutes ses formes, les joutes, la musique et les charmes de lamour et de la courtoisie. Leurs auteurs recourent volontiers au non-sens : monde inversé, lapin chassant le chien, situations absurdes (mâchoire dâne en guise darchet). La densité des drôleries dans un manuscrit est faible, elles semblent avoir plutôt été placées pour répondre aux goûts dune clientèle aristocratique à qui elles proposent des allusions au cours de leur lecture du texte principal. Ces allusions peuvent être dordre divers : satiriques (en particulier anticléricales), éventuellement obscènes ou au moins crues, mais elles peuvent aussi être pieuses. Un décor abondant qui reflète les loisirs dun milieu aristocratique, dont la raison peut être à la fois quil répondait au goûts de son public et
quil distrayait de lennui des longues heures de prières, en laissant limagination sévader. Cette hypothèse pourrait expliquer leur présence dans des livres de prière et leur rareté au contraire dans les manuscrits de textes comiques. Quand, dans la seconde moitié du XIVe siècle, les drôleries abandonnent les marges des manuscrits, elles ne disparaissent pas mais sinstallent sur les miséricordes des stalles dans les églises et chapelles.
Le but de lenquête, et cest ce qui en fait tout son intérêt, est de dépasser le simple déchiffrement des allusions, pour comprendre la naissance et le déclin dun genre : celui de lillustration des marges par des drôleries, genre que lon peut dater de façon précise. Il sagit dinscrire lenquête dans un vaste programme : comment comprendre le choix de ce décor, dresser une typologie des motifs, lévolution du répertoire, les commanditaires et les destinataires de tels ouvrages, et garder présent le souci déviter toute surinterprétation.
Beaux ouvrages, volumes coûteux, les manuscrits enluminés avec marges à drôleries circulent dans un public aristocratique. Il sagit le plus souvent de bréviaires, de missels, de pontificaux, livres de prières qui sont des propriétés personnelles de lecteurs aisés hommes ou femmes -, même sil existe aussi des ouvrages propriétés collectives de couvents. Dans certains cas, rares, on peut suivre la circulation dun manuscrit de sa confection à ses différents propriétaires en se fondant sur les armes ou divers signes de propriété. Parmi ces destinataires, les femmes sont nombreuses, sans doute davantage lectrices quon ne la longtemps pensé
à moins quelles naient pas lu (les textes de prière sont souvent en latin, langue quelles maîtrisent peu), mais que la possession dun tel manuscrit ait été un signe ostentatoire de leur rang social, indice de richesse et délégance. Ces dames, destinataires du livre, sont parfois représentées dans les illustrations. Ces riches livres de dévotion ont pu être des cadeaux de mariage, mais nombre dentre eux ont été commandés par ou pour des veuves. A lépoque de la grande diffusion des livres comportant des marges à drôleries, la pratique de la lecture des prières est propre aux femmes et aux religieux, du moins dans les représentations ; un chevalier au XIIIe-mi XIVe siècle ne se fait pas peindre un livre de prière à la main.
Cette étude des milieux sociaux ouvre ainsi des perspectives neuves sur le sens des drôleries : on constate lapparition au XIIIe siècle de la femme lectrice de livres de dévotion (elle remplace le clerc au siècle précédent) : «La femme destinataire(
) est en quelque sorte intercesseur et religieuse à la fois et ce double statut est parfaitement illustré par sa présence dans les marges comme objet dun culte amoureux et comme dévote du Christ et des saints. Ainsi sexplique le mélange inextricable de galanterie et de dévotion qui surprend le chercheur dans ces livres» (p.351). Ainsi Jean Wirth, en conclusion, propose de voir dans le décor des drôleries lillustration dun christianisme original à mettre en relation avec le culte de la vierge Marie, mais aussi dans le monde profane le rôle de la dame de lamour courtois. «Au terme de cette enquête les drôleries apparaissent comme un univers iconographique original, articulé par un système de valeurs quon peut qualifier de courtois. (
) La fréquence des drôleries anticléricales traduit un mépris du clergé que la littérature profane de lépoque confirme amplement mais elle répond également à la valorisation de la dévotion des dames aux dépens de celles des religieux» (p.361).
Un autre regard sur lunivers médiéval, qui devrait intéresser un large public cultivé.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 09/03/2010 ) Imprimer
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