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Au commencement étaient les Indiens | | | Marie-Hélène Fraïssé L’Impensable rencontre - Chroniques des ''sauvages'' de l’Amérique du Nord Albin Michel 2014 / 22,90 € - 150 ffr. / 361 pages ISBN : 978-2-226-25993-6 FORMAT : 15,0 cm × 22,0 cm
L'auteur du compte rendu : administrateur territorial, agrégé dhistoire et diplômé en Études stratégiques, Antoine Picardat a enseigné dans le secondaire et en IEP, et travaillé au ministère de la Défense. Il est aujourdhui cadre en collectivité territoriale. Imprimer
La date canonique de 1492 comme celle de la découverte de lAmérique est fausse à bien des égards. Christophe Colomb ne fut en effet pas le premier européen à atteindre lAmérique. Il est désormais avéré que des Vikings lavaient précédé de plusieurs siècles, arrivant au Groenland et créant une éphémère colonie à Terre-Neuve. Sans doute dautre Européens accostèrent-ils également ici ou là, sans que nous n'en ayons trace. Colomb ne découvrit bien évidemment lAmérique que du point de vue de lEurope ; il ne faut pas oublier que plusieurs dizaines de millions de personnes sans doute vivaient déjà sur le continent, où leurs ancêtres étaient arrivés trente mille ans plus tôt par le détroit de Béring transformé en pont terrestre par les glaciations. Ajoutons que 1492 marque un point de départ et en aucune façon un aboutissement. Il fallut en effet plusieurs siècles aux Européens pour découvrir à peu près complètement lAmérique, au moins pour avoir une idée générale de ses dimensions et de ses caractéristiques.
Cest sur ces deux derniers aspects que porte LImpensable rencontre : la rencontre entre Européens et Amérindiens, au fur et à mesure que les premiers longeaient les côtes de lAmérique du Nord, puis senfonçaient à lintérieur du continent. Marie-Hélène Fraïssé est journaliste et déjà auteur de plusieurs ouvrages sur la découverte de lAmérique et sur les Indiens. Elle a choisi de présenter la découverte et la rencontre au moyen des textes rédigés par les Européens, extraits de journaux, de récits, de rapports ou de lettres, organisés suivant une trame chronologique et par grands ensembles géographiques : la côte Est aux XVIe et XVIIe siècles, puis le Grand Nord, le golfe du Mexique et le Sud-Ouest, le Mississippi, les Grandes plaines, la côte Ouest et enfin les Rocheuses et la traversée du continent. Pour chaque étape, elle rappelle le contexte, présente et commente les différents extraits.
Le livre peut se lire à deux niveaux. Il sagit tout dabord dun formidable récit daventures mêlant Britanniques, Espagnols, Français, Danois, Hollandais, Russes, Canadiens français et Américains, au sens de citoyens des jeunes États-Unis, et dans lequel on croise rien de moins que Verrazano, Hudson, Cartier, Champlain, Cavelier de La Salle, Coronado, Behring, Radisson, Mackenzie et les inévitables Lewis et Clark pour finir. En bateau le long des côtes et dans les détroits, en canot ou en canoë sur les lacs et les rivières, à pied à ou à cheval à travers les plaines infinies et les montagnes, ils explorent un continent démesuré, avec une détermination, un courage et en endurant des épreuves physiques qui nous semblent tout bonnement incroyables.
Mais Marie-Hélène Fraïssé a choisi, et cest là le deuxième niveau de lecture, de mettre laccent sur le contact, pas toujours le premier contact dont il ne reste parfois aucun témoignage, entre les explorateurs et les habitants des régions quils parcourent. Les Indiens, les «naturels», les «primitifs», les «sauvages», sont au cur des sélections de récits où les explorateurs décrivent les populations quils rencontrent : leur apparence, leur mode de vie et leur attitude à leur égard. Les explorateurs sont impressionnés ou révulsés par les tortures que les Indiens infligent à leurs ennemis ou par la pratique du scalp. Ils sont étonnés, même choqués, par des murs quils trouvent légères, notamment par la facilité avec laquelle les hommes proposent aux explorateurs leurs femmes, leurs filles ou leurs surs. Sils sintéressent aux coutumes, sémerveillent parfois de ce quils voient, ils trouvent facilement les Indiens cupides, toujours prêts à tout négocier. Les approches varient selon la sensibilité des auteurs et les circonstances de chaque contact, mais ces textes ont tous nourri un genre littéraire, celui du récit dexploration, qui a contribué à construire une représentation des Indiens, qui a été prolongée à partir du XIXe siècle par la peinture, la photographie, les spectacles, comme le ''Wild West show'' de Buffalo Bill, et bien entendu le cinéma.
Cest cette représentation de genre, forcément réductrice, qui rend la rencontre impensable. Elle nest pas envisagée par les explorateurs comme une rencontre, mais comme une découverte et une étape dune conquête. Cest le propre de toutes les entreprises coloniales, comme le rappelle Marie-Hélène Fraïssé : «On se trouve constamment surpris, à la lecture des récits dexploration, de limpudence tranquille avec laquelle des gens venus de lautre bout de locéan ont débarqué sur des rivages peuplés, pêchés, cultivés par dautres, puis ont entrepris de remonter des rivières fréquentées depuis des millénaires, traverser des montagnes, guidés par des autochtones qui en connaissaient le moindre sentier
et trouvé normal de rebaptiser tout cela en quelques coups de goupillons, planter des croix, décréter quils étaient chez eux». En effet, quils soient pittoresques ou utiles, notamment comme alliés ou comme guides, agaçants ou menaçants, les «sauvages», même les «bons sauvages», sont dabord des éléments du décor, auquel ils appartiennent, mais sur lequel ils nont aucun droit.
Cette histoire à sens unique appelle un complément : une histoire de la rencontre écrite du point de vue des Indiens. Marie-Hélène Fraïssé lappelle de ses vux et nous laisse entendre que des ethnologues, des linguistes et des historiens y travaillent à partir des quelques sources et des quelques traces ayant survécu à une rencontre destructrice.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 13/02/2015 ) Imprimer | | |