|
Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
| |
Une révolution des médias | | | Frédéric Barbier L'Europe de Gutenberg - Le livre et l'invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle) Belin - Histoire & société 2006 / 25 € - 163.75 ffr. / 364 pages ISBN : 2-7011-4203-2 FORMAT : 15,5cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste paléographe, Rémi Mathis est conservateur stagiaire des bibliothèques, en formation à lENSSIB. Il prépare une thèse de doctorat sur Simon Arnauld de Pomponne à lUniversité de Paris-Sorbonne, sous la direction de L. Bély. Imprimer
Les divers travaux menés en histoire du livre depuis le milieu du XXe siècle ont montré leur utilité comme porte dentrée pour une histoire globale des sociétés. Le livre étant à la fois un objet qui est sujet de commerce et support dinformations, il est au cur des mutations sociales. Ce lien entre modifications sociales et développement des médias, lun pesant tour à tour sur lautre, est très visible actuellement avec le développement des nouvelles technologies de linformation et de la communication (NTIC). Il est donc particulièrement intéressant de comparer diverses périodes où de tels mouvements ont eu lieu, en une approche comparatiste.
Frédéric Barbier, historien du livre, directeur détude à lÉcole pratiques des hautes études, a déjà publié une Histoire des médias (en collaboration avec Catherine Bertho-Lavenir). Lauteur ne se limite donc pas à une biographie de Gutenberg ou à rapporter les modalités dapparition du livre lui-même pendant les années 1440-1470. Il analyse avec finesse des événements qui se passent sur le temps long. Il revient dans une première partie sur les conditions sociales préalables au développement de limprimerie. Pendant les quelques siècles qui précèdent linvention de limprimerie, les villes, lieux de lacculturation par lécrit, se développent, de nouveaux modèles sociaux y apparaissent, un marché émerge avec le développement de luniversité. On voit ainsi la production de manuscrits exploser entre le XIe et le XVe siècle. Les contenus changent eux aussi, en un processus contradictoire. Dune part des textes spécialisés apparaissent, en théologie, médecine, droit, etc. Dautre part, le public touché bien que très restreint tend à sélargir, avec un recours de plus en plus fréquent à la langue vulgaire. La crise religieuse de la fin du Moyen Âge participe grandement à ces mutations : la demande en textes augmente avec des modalités qui évoluent ; ce sont essentiellement des textes en langues vulgaires, lus individuellement, qui sont diffusés. Pour organiser ces nouvelles données, un marché sorganise. La copie des manuscrits est facilitée par le système de la pecia (location des manuscrits aux étudiants), les clercs perdent le monopole de la culture écrite, la production se professionnalise.
Linnovation technique est elle aussi ancienne. Dans LApparition du livre, Lucien Febvre et Henri-Jean Martin avaient fait uvre originale en traitant des préalables à lapparition de limprimerie. Parmi eux, lintroduction du papier en Occident et le développement de moulins capables de fournir la demande grandissante en manuscrits : le papier peut être produit en plus grande quantité que le parchemin et est surtout beaucoup moins cher. Sans papier, quand bien même limprimerie aurait été inventée, elle naurait jamais eu cette influence. Lautre grande technique à lorigine de la nouvelle invention est celle de lempreinte. Reproduire un texte par imposition dune planche gravée est depuis longtemps pratiqué en Chine et nest pas inconnu en Occident (technique de la xylographie). Mais le développement de la technique vient surtout des innovations sidérurgiques et métallurgiques. Là encore, innovations techniques, développement économique et cadres politiques et sociaux sont liés. Lexploitation des mines puis lutilisation du minerai nécessitent le recours à de grands négociants-banquiers (les Fugger dAugsbourg) afin de financer les recherches et den exploiter les résultats. Des techniques nouvelles sont élaborées, trouvant parfois des utilisations imprévues. Linvention de limprimerie est le résultat dun processus global, elle est «dans lair», pour reprendre la formule dHenri-Jean Martin : pendant toute la première moitié du XVe siècle, des inventeurs et des artisans dAllemagne du Sud, de Bohème, de Hollande ou de la vallée du Rhin travaillent à des problèmes communs. Dès avant linvention de Gutenberg, on trouve dans les actes notariés des mentions d«écriture mécanique», à partir de jeux de poinçons et de presse, mais sans recours aux caractères mobiles. Ces pratiques proto-typographiques ne sont pas rares à partir des années 1440. Mais plus largement, les modifications des conditions de production des manuscrits sont une base nécessaire à lapparition du livre : leur production se situe elle aussi dans une logique de marché.
Linvention qui peut être attribuée à Johann Genfleisch zur Laden, dit Gutenberg, nest donc pas le fruit du hasard. Lidentité de linventeur non plus : il correspond parfaitement au modèle évoqué dans le livre. Gutenberg appartient à une importante famille du patriciat urbain de Mayence, ville de la vallée du Rhin : il est lié à de riches négociants et aux principaux membres de ladministration municipale. Il semble imprimer dès 1449, notamment des travaux de ville (indulgences
) très mal conservés, qui permettent de financer ses recherches. Parallèlement, il se tourne vers une riche famille dorfèvres et financiers, les Fust. Son premier véritable grand livre paraît en 1455 : cest la célèbre Bible à 42 lignes. Linvention consiste essentiellement en lusage de caractères mobiles en métal, qui peuvent être fondus en grand nombre afin de composer des formes, qui sont encrées et qui impriment une feuille grâce à une presse. Mise à part lapparition de la presse à deux coups, la technique connaît peu de modifications jusquà la fin du XVIIe siècle.
En aval, linvention a des conséquences économiques, intellectuelles et, par conséquent politiques, de premier ordre. Du point de vue économique, une nouvelle branche dactivité apparaît, au fur et à mesure que se créent des ateliers dimprimerie dans toute lEurope, avec leurs pratiques et leur statut originaux. La continuité marque dans un premier temps le contenu : on reproduit dabord la mise en page et la décoration des manuscrits mais des formes propres apparaissent bientôt. Limprimerie se développe dans les villes en fonction de la proximité des hommes capables de faire fonctionner une presse et de limportance de la communauté susceptible davoir besoin de livres. Linnovation vient de la rencontre des professionnels, des lecteurs et des auteurs. De nouvelles pratiques apparaissent : limprimé est de plus en plus employé pour donner de la publicité à des événements dactualité, comme le jubilé papal de 1475.
Plus largement, le statut même du texte se modifie, parallèlement aux pratiques de lecture et de réception : le livre, contrairement au manuscrit, se situe entre lobjet manufacturé et lobjet construit par sa lecture même. Les formes évoluent petit à petit, avec lélaboration de la page de titre, où apparaissent progressivement la marque typographique de limprimeur-libraire, le nom de lauteur
Le champ littéraire se réorganise, en relation de plus en plus étroite avec le champ éditorial. La lettre prend peu à peu le pas sur le signifié. Les représentations intellectuelles et les habitudes de pensée changent.
Comment des demandes nouvelles, induites par une société en mutation et des possibilités capitalistiques inédites peuvent entraîner lapparition de nouvelles techniques. Comment ces techniques sont mises en uvre pour répondre à la demande et organiser un marché autour du nouveau média. Comment ce média possède par sa forme même des répercussions profondes voire radicales dans leur utilisation, puis dans les représentations intellectuelles du monde, cest le sujet de ce livre de Frédéric Barbier. Implications plus lointaines et pourtant nécessairement induites : F. Barbier appelle ainsi à une histoire du livre qui intègre des problématiques politiques. À léchelle européenne, le média de limprimerie a donné à lEurope des cadres de pensée qui ont influencé son organisation en États nations et modelé ses moyens daction et de domination du monde. Paradigme qui pourrait se modifier avec la révolution des médias que nous vivons aujourdhui.
Rémi Mathis ( Mis en ligne le 20/09/2007 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Histoire du livre de Frédéric Barbier | | |
|
|
|
|