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Dix questions à Olivier Dard | | | Entretien avec Olivier Dard - Bertrand de Jouvenel (Perrin, 2008)
- Olivier Dard, Bertrand de Jouvenel, Perrin, 2008, 526 p., 25 , ISBN : 978-2-262-02916-6. Imprimer
Spécialiste des années 1920-1960 déjà reconnu pour ses travaux sur la Synarchie ou lOAS, Olivier Dard signe une remarquable biographie de Bertrand de Jouvenel (1903-1987). Sans une telle étude, quaurions-nous retenu de ce personnage ? Son interview exclusive du Führer pour Paris Soir en 1936 ? Le titre de son essai sur LEconomie dirigée, qui est désormais une expression courante pour les étudiants en HEC ? Une vague idée de son concept de «futurible», du nom de la revue quil fonda dans les années 60 ? Peut-être moins encore, et pourtant ce nétait que justice de rendre à ce pionnier de lécologie politique et théoricien dune grande lucidité la place qui lui revenait, non seulement dans le courant de pensée libéral, mais aussi dans le paysage intellectuel français et international.
Rendre intéressante, voire émouvante, la vie dun technocrate est une gageure. Olivier Dard a relevé le défi et, en quatre cents pages, il nous fait côtoyer un homme aussi séduisant quangoissé, obsédé par lidée de la mort mais confiant dans les vertus de lorganisation et dont le maître mot, jusque dans les périodes les plus sombres de son existence, sera celui de «réalisme».
Parutions.com : Quest-ce qui vous a donné lidée de travailler sur ce journaliste et essayiste, méconnu jusquà votre étude, quétait Jouvenel ?
Olivier Dard : Je navais jamais à lorigine pensé que je travaillerais de façon très approfondie sur Bertrand de Jouvenel. Cest à loccasion de mes recherches sur les relèves des années trente que jai mesuré toute son importance. Il savère en effet quil en est une des figures majeures au même titre que Thierry Maulnier, Robert Aron, Alexandre Marc ou Emmanuel Mounier pour ne prendre que quelques exemples. Cependant, cest la découverte des archives inédites de Bertrand de Jouvenel qui ma poussé à approfondir mes recherches et à tenter de réfléchir sur le devenir dun jeune «réaliste» des années vingt qui a vraiment été, selon ses propres termes, un «voyageur dans le siècle».
Parutions.com : Votre biographie est nourrie dune masse documentaire jamais exploitée jusquici, à savoir les journaux de travail, voire les écrits plus intimes de Jouvenel. Pouvez-vous nous décrire ces matériaux (leur quantité, leur chronologie) et nous dire quelles difficultés ils posent à ceux qui sattaquent à leur examen ? Votre travail de défrichage laisse-t-il augurer dune édition digne de ce nom de ces textes ?
Olivier Dard : En fait, les archives sur lentre-deux-guerres, quil sagisse des dossiers ou de la correspondance, sont assez limitées même si lhistorien y trouve des pépites pour ce qui concerne lépisode de La Lutte des jeunes en 1934, le rapprochement franco-allemand ou lépisode si controversé du PPF. Cela étant, lessentiel de lapport provient des 250 cahiers inédits qui ont été tenus pendant 40 ans à partir de 1943. Textes non retouchés et non destinés à la publication (même si bien des passages sont des brouillons de textes ultérieurement publiés), ces Cahiers sont pour lhistorien une mine. Bertrand de Jouvenel sy livre pleinement et la diversité des usages de ces cahiers qui tiennent autant du journal intime que du carnet de note voire même du pense-bête le plus élémentaire, permettent de suivre cet auteur presque au quotidien, de voir comment il travaille et par conséquent par quelles étapes (lectures, plans
) et même par quelles affres il passe pour produire. Le Jouvenel des années trente laisse présager à son lecteur une facilité décriture quon ne retrouve pas par la suite.
Parutions.com : Quel est selon vous, lapport majeur de Jouvenel à la famille libérale ?
Olivier Dard : Lessentiel tient sans doute à sa fonction de passeur entre la France et le monde anglo-saxon. Sil est pétri de références françaises (de la philosophie des lumières à Tocqueville), Jouvenel, qui lit, parle et écrit langlais, maîtrise aussi non seulement des auteurs mais aussi des modes de pensée anglais ou américain. Il ne faudrait cependant pas voir en lui une sorte de vulgarisateur dun certain libéralisme américain : le libéralisme de Jouvenel nest pas le culte du marché.
Parutions.com : Dans son Journal de travail daté de février 1958, Jouvenel note : «La question qui se pose pour moi est de savoir si je puis me cantonner dans des travaux économiques et me plonger dans les recherches politiques théoriques sans intervenir comme citoyen. Mais le fait est que cette intervention ne mest point facile vu que les organes modérés qui me sollicitent en général nadmettent pas mes vues sur les affaires dAfrique du Nord, de sorte quil faudrait mexprimer dans des organes dune tout autre couleur, ce qui comporte un engagement politique auquel je ne me sens pas prêt». Un tel passage permettrait-il de conclure que le Jouvenel daprès-guerre aura été empêché dêtre pleinement un penseur engagé parce quil se sentait tenu de rester avant tout un penseur de léconomie ?
Olivier Dard : Je ne crois pas. En fait, Jouvenel a été très marqué par son engagement politico-intellectuel antérieur, en particulier à lépoque du PPF dont il fut un des intellectuels les plus marquants. Au lendemain du second conflit mondial, il se tient prudemment à lécart. Par ailleurs, Jouvenel a été ostracisé à la Libération et bien des intellectuels ou des organes marqués à gauche nont pas oublié quil avait été lun des leurs avant de vivement les critiquer, notamment après le 6 février 1934. Enfin, dorénavant, Jouvenel peine beaucoup à se positionner dans un camp ou dans un autre. En même temps quil essaie dexorciser le passé en se tenant en retrait, il révèle aussi un des traits majeurs de sa personnalité dhomme mûr, celle de quelqu'un qui doute, moins de sa valeur (quoi quil en dise) que de la pertinence de ses choix entre lesquels il balance en permanence.
Parutions.com : A la fin dune longue note de lappareil critique, vous concluez : «Il est temps de traiter sereinement de la relation de Bertrand de Jouvenel au fascisme». Pensez-vous quil faille dissocier les essais tels que Du pouvoir ou LArcadie des engagements davant-guerre de leur auteur ?
Olivier Dard : Sûrement pas, en particulier pour Du Pouvoir. Je crois montrer dans mon livre à quel point lessai sans doute le plus célèbre de Bertrand de Jouvenel est le produit direct de son itinéraire, de ses réflexions et de la conjoncture. Du Pouvoir est bien né de la guerre et de ses engagements antérieurs, à commencer par son attraction pour le fascisme. Ceux qui parlent du fascisme jouvenelien ne citent jamais son essai démarré en 1943 et dont le premier chapitre (qui est au final le 8e du livre) est dabord une réflexion sur Adolf Hitler. Pour Arcadie, les choses sont différentes. Il est davantage le produit de réflexions entamées dans les années cinquante.
Parutions.com : Que peut offrir dintéressant au lecteur du XXIe siècle un penseur qui disparaît deux ans avant la chute du Mur de Berlin ? Jouvenel peut-il encore nous apprendre quelque chose sur notre monde, alors que les paradigmes idéologiques qui le configuraient ont été ébranlés durant la décennie qui va de 1989 à 2001 ?
Olivier Dard : Je le pense, en particulier à cause de la crise qui sannonce et qui a nourri les réflexions de Jouvenel et des relèves des années trente. Les multiples pistes quils ont ouvertes ne sauraient être oubliées aujourdhui et gagneraient même sans doute à être davantage connues pour éviter daller se fourvoyer dans des impasses. Jajouterai que le Jouvenel écologiste reste à mon sens dactualité. Le développement durable, très à la mode, a des relents jouveneliens même si ses promoteurs lignorent sans doute pour la plupart.
Parutions.com : Y a-t-il jamais eu, au moment de son «tournant écologiste», une réflexion chez Jouvenel sur lidée de décroissance ? A-t-il dialogué avec des figures telles que Illich ou encore Ellul, à propos de la société technicienne notamment ?
Olivier Dard : Les prises de position de Jouvenel sur le club de Rome ou la croissance zéro donnent une mesure de ce que pourrait lui inspirer la décroissance, sur laquelle il conviendrait cependant de sentendre tant le terme est polysémique. Je nai pas connaissance quil ait dialogué avec Ellul ou Illich même sil connaît forcément leurs écrits. En fait, Jouvenel ne refuse pas le principe de la croissance ou du développement ce qui ne lui interdit pas de dénoncer ses modalités. Bertrand de Jouvenel se veut le partisan dune croissance disciplinée, perspective rejetée par les tenants de la décroissance.
Parutions.com : Vous signalez à quelques reprises les rapports étroits de Jouvenel à la foi, mais ces mentions restent discrètes. Quelle était réellement sa pratique de la religion ?
Olivier Dard : On dispose de peu dinformations sur ce point, y compris à travers la lecture de ses Cahiers. Il semble assister au moins aux offices les plus importants de lannée (Noël, Pâques). Cet intérêt pour la religion semble par ailleurs dater des années 40 et coïncider avec sa rencontre avec Hélène.
Parutions.com : En définitive, Jouvenel fut-il un technocrate égaré dans le champ de la réflexion intellectuelle ou un penseur séduit par les tentations de lexpertise ?
Olivier Dard : Je ne considère pas Jouvenel comme un technocrate même sil sest défini comme tel dans Arcadie. Les technocrates sont un groupe que depuis ma thèse sur Jean Coutrot jai beaucoup étudié. Jouvenel nen a ni la formation, ni les idées ni les compétences. Il nest ni un prophète ni un administrateur. En revanche, il est un penseur séduit par les tentations de lexpertise, position qui lui convient fort bien car elle lui évite davoir à décider.
Parutions.com : Malgré ses louvoiements apparents (du parti radical à lécologie politique, en passant par le PPF et le néo-libéralisme), vous ne semblez pas daccord pour voir dans la trajectoire de Jouvenel un parcours atypique, mais plutôt une position permanente d«acteur périphérique»
Comment répondriez-vous si on le taxait purement et simplement dopportunisme ?
Olivier Dard : Je considère que rapporter lévolution de Jouvenel à du simple opportunisme est tout à fait réducteur. Dabord, parce quil sest profondément investi dans certains de ses engagements, en particulier durant lentre-deux-guerres. Il est à ce moment-là un combattant qui peut avoir une plume acérée. Par la suite, je le qualifie effectivement d«acteur périphérique» car lhomme na plus de vraies certitudes et ne souhaite plus au fond en avoir, ce qui explique quil ait souvent dans les milieux quil fréquente, un pied dedans, un pied dehors.
Entretien mené par Frédéric Saenen en Janvier 2009 ( Mis en ligne le 04/02/2009 ) Imprimer
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