| Audrey Roncigli Le Cas Furtwängler - Un chef d’orchestre sous le IIIe Reich Imago 2009 / 23 € - 150.65 ffr. / 294 pages ISBN : 978-2-84952-069-7 FORMAT : 14 x 22,5 cm Imprimer
Ce livre nourrit de faits et même de chiffres, plutôt que de fantasmes, une énigme cent fois interrogée. Mais il repose sur une contradiction. Audrey Roncigli déplore demblée que l«affaire Furtwängler» en soit venue, notamment depuis la pièce Taking Sides de Ronald Harwood (1995) et le film quen tira István Szabó (2001), à occulter les enregistrements, le style de direction et la philosophie musicale du plus grand chef allemand du XXe siècle. Or cest là tout lobjet de son étude, entièrement consacrée au «cas Furtwängler» : il ny est question, force documents à lappui, que des rapports embarrassés de «Furt» avec les nazis. Passons sur ce paradoxe, qui repose dailleurs sur un faux constat, ce «cas» ayant largement contribué, au contraire, à entretenir lintérêt pour un artiste dont les enregistrements continuent de fasciner, en dépit de leur obsolescence technique mais aussi pour le champ quils ouvrent, aujourdhui, à la recherche historique.
Voici donc la question reposée : pourquoi Furtwängler, à linverse des Schnabel, Serkin ou Schönberg (qui le disculpa de tout antisémitisme), ne prit-il pas le chemin de lexil ? Le principal intéressé a répondu : refus dabandonner lart germanique aux nazis. Il appartenait à un authentique Allemand, et non aux barbares, de mener les Beethoven, Brahms et Bruckner, sous digne escorte, jusquà la fin du conflit. «LAllemagne nétait pas une Allemagne nazie, écrira-t-il en 1945, mais une Allemagne dominée par les nazis.» Ce qui signifie quil était lui-même tombé sous leur coupe. Sil ne put toujours refuser de jouer pour lanniversaire du Führer et lui serra la main, il ne tendit toutefois pas le bras (la photo de couverture en est lillustration la plus célèbre), ne prit jamais la carte du NSDAP et fit même ôter des croix gammées suspendues dans la Philharmonie.
Il importe de rappeler que sa carrière, à linverse dun Böhm ou dun Karajan, ne devait rien aux chemises brunes. Au contraire, cest eux qui le courtisèrent. Il nétait pas dupe, en tirait même une forme dorgueil : «On a fait de la propagande avec mon nom parce que jétais déjà célèbre avant, de même que Wagner et Beethoven ont été récupérés.» Victime de ce trompe-lil, Thomas Mann lavait qualifié de « laquais du Reich », ne voyant là quexcuses et arguties.
Ce procès a été jugé, mais jamais instruit : cest tout lobjet de ce livre. Des témoins de moralité tels que Yehudi Menuhin (et aujourdhui son fils Jeremy, préfacier de louvrage) ont tendu la main au réprouvé. Sil eut une faiblesse, et non de la complaisance, ce fut davoir méprisé la politique, déclarant à Toscanini : «La musique va dans des contrées où la Gestapo ne peut espérer un seul instant se trouver.» Linverse nétait pas vrai.
Furtwängler crut pouvoir jouer au plus fin en opposant aux nazis sa mauvaise volonté. Cette stratégie lui réussit jusquen 1940 : il défend Hindemith, invite des solistes juifs et «sa» Philharmonie est un des orchestres allemands qui comptent le moins de nazis. Mais le risque nétait pas où il croyait : en restant en Allemagne pendant la guerre, Furtwängler sexposait aux louanges, quil fit tout pour décourager. Une étude sur son répertoire, laborieuse mais concluante, montre quil ne dirigea ni plus ni moins (et même plutôt moins) les compositeurs chéris du régime (Wagner, Bruckner) après 1940, et jamais les officiels Egk et Orff. Quant à ses lectures de Beethoven à la même époque, Audrey Roncigli, les ayant soumises à son banc découte, conclut sur des critères esthétiques quelles prouvent la possibilité dune «interprétation politique» de la musique. Parler de fébrilité, de colère ou dangoisse eût été moins excessif.
Hélas, Furtwängler rusait contre un adversaire pervers, comme lillustre bien laffaire de labri antiatomique : déclaré Gottbegnadet («protégé de Dieu») en 1943, «Furt» était lobjet des vicieuses sollicitudes du Reich. Il ne put refuser loctroi dun bunker, construit malgré ses protestations et annoncé dans la presse, pour protéger sa famille des bombardements. Quelle image ! Resté en Allemagne, endurci aux provocations, Furtwängler finit par senfermer dans le blockhaus de sa bonne foi, qui ne le rendra pas moins suspect aux Alliés. Déjà en 1936, une habile propagande lavait empêché de prendre la direction du New York Philharmonic. «Furt» était pris dans la nasse
Létude dAudrey Roncigli prouve sans doute possible que ses amitiés, sinon ses convictions, penchaient plutôt du côté des comploteurs du 20 juillet 1944 date à partir de laquelle il devint dailleurs lobjet dune surveillance rapprochée et de la méfiance avérée de Hitler et Goebbels, ses vigilants gardiens. En fin de compte, il faut se demander sil na pas été exigé de Furtwängler plus de preuves de son innocence, en raison de lidéal artistique et moral quil représentait. «Ce fut sa grandeur qui attira la haine», a parfaitement analysé Menuhin. Hautain ? Le mot résumerait à la fois son courage et son erreur.
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 23/06/2009 ) Imprimer | | |