| Laurence Bertrand Dorléac L'Art de la défaite - 1940-1944 Seuil - L'univers historique 2010 / 26 € - 170.3 ffr. / 487 pages ISBN : 978-2-02-101880-6 FORMAT : 14cm x 20,5cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
LArt de la défaite : sous ce titre énigmatique pourrait se cacher quelque pamphlet ironique sur la crise de 1940, vue par un hussard
Louvrage est toutefois plus substantiel, plus important, et pour tout dire, plus intéressant. Réédition augmentée dun ouvrage paru en 1993, cet Art de la défaite na guère pris de ride, et vient à point nommé rappeler dans une actualité toujours tendue sur la question - comme en témoignent les débats provoqués par lexposition photographique André Zucca à la BHVP en 2008 , que dans ce «passé qui ne passe pas», la question de la collaboration intellectuelle et artistique restera lune des questions les plus épineuses
notamment du fait de la place que la France accorde à ses intellectuels et ses artistes.
Historienne de lart et professeur à lInstitut dEtudes politiques de Paris, Laurence Bertrand-Dorléac est spécialiste de lhistoire culturelle contemporaine, des imaginaires et des représentations. Son ouvrage, issu dune thèse dEtat, est une belle démonstration dhistoire de lart érudite, qui ne craint pas de se colleter aux documents, aux archives autant quà la question de lesthétique et du «beau»
Nanti dun abondant appareil de notes, de tableaux de statistiques, dune bibliographie mise à jour, dun index et dun cahier dillustrations, louvrage est à la fois un bon outil de références autant quune réflexion stimulante sur un sujet vaste, rien moins que les destins des Arts en France occupée.
Un destin heurté, pour une question qui devient presque demblée politique, entre condamnation sans appel de lesprit du temps (lart «dégénéré») et espoir de renouveau sur (ou contre) le modèle du réalisme national-socialiste. De fait, artiste médiocre, contrarié dans ses ambitions, Hitler mène, en ce domaine comme dans dautres, une guerre de revanche autant quune guerre de conquête, et la France des arts a sa place dans la future Europe nazie. Il sagit alors de suivre plusieurs pistes dans cette France vaincue, envahie et soumise : déjà le pillage des uvres dart une pratique certes ancienne dans les guerres européennes (promenons nous au Louvre et dans les grands musées
) - à peine déguisé sous des appellations juridiques fantaisistes et au nom de prétextes parfois surréalistes. Si, au sein des autorités allemandes, on croise quelques administrateurs conscients de se livrer à un vol légalisé, la plupart des acteurs de ce pillage se prêtent avec enthousiasme à lexercice, en dépit des rivalités entre services et des rafles dun Goering au collectionnisme quasi pathologique
Les collections françaises, privées (et notamment les collections juives, premières victimes des politiques daryanisation) et publiques sont autant de cibles pour les convoitises des vainqueurs, suivant des goûts plus ou moins aiguisés. Le récit du voyage parisien dHitler au lendemain de linvasion révèle à cet égard les frustrations et les envies du vainqueur (partagé entre lappétit de destruction et la volonté décraser la ville lumière avec le grand Berlin). Côté français, le peuple des conservateurs savère désarmé contre cette forme de guerre, attentiste souvent, parfois résistant (le cas Rose Valland) : à Vichy, on ne voit parfois les arts que comme une simple monnaie déchange (Laval) et en ce domaine, la France ne manque pas de monnaie pour tenter de négocier
Également, louvrage pose la question de lévolution de lart, des artistes et du milieu qui gravite autour (décideurs institutionnels, critiques, galeristes
) en temps de crise et de défaite. Constatons demblée que la censure allemande ne porte que sur les individus, et non sur les uvres (il faut toutefois faire confiance à lautocensure en ce domaine) : Hitler saccommode parfaitement dune France artistiquement décadente
mais pas le régime de Vichy. A un art «dégénéré» (mais qui trouve toujours son public, y compris parmi les sommités du Reich : exemple de Cézanne, qualifié de «génie aphasique») soppose un art «national» (ou supposé tel
cf. lexemple de Maillol, sculpteur «néogrec»), présidé par ladministration des Beaux Arts (en rivalité avec lInstruction publique), organisé (voire enrégimenté) en une hypothétique corporation par une loi de 1940, subventionné par à-coups et théorisé par le monde politique
Une révolution culturelle nationale ?
Ici comme ailleurs, un phénomène de cour se met en place (rien de neuf sous le soleil jusquà nos jours), autour dartistes subventionnés, «ordonnateurs dune conscience plastique». La relève artistique, enrégimentée dans des mouvements comme Jeune France, doit, comme lensemble de la jeunesse, contribuer à lentreprise vichyssoise. On traque les artistes suspects au yeux de la Révolution nationale (juifs, maçons
), on exalte les vertus de la ruralité, du réalisme, voire dun «nouvel humanisme», à la recherche dun très nébuleux «esprit français» dans lart, mélange de tradition et de modernité
Les débats parfois violents comme la gué-guerre menée par Vlaminck contre Picasso (qui sen fera un titre de résistance, bien usurpé) traduisent, dans ce milieu comme dans dautres, les tensions de limmédiat avant guerre, et certaines filiations aussi, sur le principe, diversement décliné, dun art «populaire».
LAllemagne reste en arrière plan de cette «rénovation», comme une rivale un peu méprisée dont les valeurs triomphent : cela donne aux contacts avec le modèle allemand (en particulier Arno Breker, sculpteur favori dHitler) un ton parfois ambigu. Outre cet aspect diplomatico-esthétique de la création artistique française, la dimension de lart-propagande fait également partie des réflexions de cet ouvrage, autour de la figure du maréchal décliné en une théorie dobjets kitsch (on fera le parallèle avec le récent et très réussi album consacré au culte maoïste, Le Mao)
mais qui redonne à lartisanat dart un statut original (la terre cuite ne ment pas ?). Dans lombre, sesquisse également un art de la résistance, à lécoute des souffrances, mais qui sait également se révéler frondeur, un art «français», patriote autant que lautre : deux arts qui revendiquent un seul esprit ; qui lemportera ? Et quelles formes de résistance offre lArt ?
Voilà un ouvrage qui fut novateur, à la fois ambitieux dans le traitement du sujet, érudit et synthétique : il lest toujours et demeure une somme passionnante sur le sujet. Loin des débats esthétiques un peu abscons de certains historiens dart peu coutumiers des archives, louvrage de Laurence Bertrand Dorléac est une très belle étude, en contexte, écrite avec style (non sans une légère ironie ponctuelle, imperceptible mais présente) et un sens de la pédagogie qui en font un ouvrage accessible. Pour tous ceux qui veulent découvrir cette période sous un angle pas si marginal, et qui au contraire reflète fidèlement la crise culturelle et politique dalors, une réédition indispensable.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 30/03/2010 ) Imprimer | | |