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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Céline, ''graine d’ananar'' ? | | | Yves Pagès Céline, fictions du politique Gallimard - TEL 2010 / 8.90 € - 58.3 ffr. / 467 pages ISBN : 978-2-07-012806-8 FORMAT : 12,8cm x 19cm
L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile. Imprimer
Cest une pierre angulaire des études céliniennes que réédite Gallimard, avec Céline, fictions du politique signé Yves Pagès. Même si ce reprint souffre de ne pas avoir été mis à jour depuis sa première publication en 1994 et la maigre postface qui lui est adjointe ne comble guère cette lacune , le fait de lintégrer dans une collection de poche à un prix plus quabordable va sans doute lui attirer le public qui lui restait à conquérir.
La refonte dune thèse de doctorat noffre que rarement une lecture de délassement ; celle-ci ne fait pas exception à la règle, tant son charpentage conceptuel est dense, maillé de références peu communes (y sont ainsi convoqués Zo dAxa, Victor Serge, André Colomer, Liabeuf «lhomme hérissé», etc.). Elle tiendra cependant en haleine les passionnés de Céline et permettra même à certains de mieux comprendre les ressorts de la paradoxale fascination qui les anime à légard de ce personnage.
Pagès a relevé une véritable gageure, en un temps (pas si lointain) où la simple démarche de sintéresser à Céline trahissait forcément de dérangeantes «accointances». À travers un décryptage des principaux marqueurs idéologiques présents dans les fictions céliniennes, le critique avance une réévaluation complète de leurs liens avec lanarchisme et de leur enracinement authentiquement libertaire. Lentreprise tranche sur les interprétations dichotomiques, voire manichéennes, où lon a tendance à séparer le fond de la forme, le pamphlétaire du littérateur, comme lhuile de leau.
En envisageant successivement les visions que Céline nourrissait de lintellectualisme, du progrès et du prolétariat, Pagès bouscule les approches canoniques qui visent à condamner ou à exonérer en bloc lauteur de Mort à crédit. Les choses sont en effet plus complexes car limaginaire célinien, puisant ses sources à la Belle Époque, se situe à la croisée didéaux collectifs (pacifisme, utopisme, etc.) et dun individualisme forcené, couvrant un prisme large, commun au dramaturge Ibsen jusquaux membres de la bande Bonnot.
Le traumatisme de 1914 constituera pour le «dépucelé de lhorreur» un moment-charnière où toutes les valeurs majuscules de la société seront passées à la moulinette. Pagès souligne à quel point Céline savère irréductible, du moins dans ses romans, aux récupérations partisanes. Il y a du La Boétie dans ses mises en scène dénonciatrices des multitudes volontairement serviles ; du Lafargue aussi, dans sa description du machinisme, ce système où lexploité tourne robot. Impossible dès lors didentifier Céline au thuriféraire dune quelconque révolution, quelle soit soviétique, fasciste ou nationale. Et que ferait dailleurs un régime dun auteur qui na pour message quun constat brut, quune évidence : «La vérité, cest la mort» ? Céline na pour son espèce ni plan davenir ni projet social. Sa lucidité de grand nocturne, sa solitaire souveraineté léloignent définitivement des fanatiques de lordre aspirant au «bonheur pour tous».
Là où, de son propre aveu, Pagès achoppe, cest quand il sagit dévoquer lenragement antisémite qui saisit Céline à partir de 1937. Au lieu denrichir lambivalence et la pluralité de sa subversion, cette rhétorique écumante en restreint la poéticité et la crédibilité. Elle appartient à «un deus ex machina qui vient rationaliser, finaliser et unifier après coup toutes les fictions du politique céliniennes sous la seule apparence dun fascisme préexistant et univoque». Pagès refuse de suivre quant à lui la théorie de luniversitaire Zeev Sternhell, selon qui la collusion entre une extrême gauche hostile aux Juifs et les tenants dune réaction droitière dure (soit la convergence entre les idées de Sorel et de Maurras) aurait été le moule, avant 1914, dun «préfascisme» à la française. Pagès livre un contre-argumentaire solide dont il ressort quune minorité de libertaires succombèrent au final à la tentation de lantisémitisme. Il brandit les positions exemplaires de lanarcho-syndicaliste Pouget ou les malentendus régnant autour de fragments litigieux de Darien. Hélas, si la mise au point lave quelques réputations injustement ternies danars suspectés de haine antijuive, elle nexplique pas lacharnement constant de Céline sur la question raciste. Cest peut-être ici que se fait ressentir la plus cruelle omission de cet ouvrage, à savoir une analyse de la préoccupation hygiéniste qui travailla tôt le médecin autant que, par la suite, lécrivain. Ce développement aurait toutefois eu sa place dans lessai, en relation avec un autre corpus idéologique très prégnant à la Belle Époque et en vogue parmi les libertaires : les discours et les pratiques du naturisme
La somme de Pagès nen demeure pas moins difficilement surclassable. Nécessitant certes une bonne connaissance des arcanes de luvre de Céline, elle a le mérite de donner, dès la dernière page tournée, la furieuse envie de replonger dans le Voyage
, Guignols Band ou la trilogie allemande. Avec un regard vraiment neuf.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 28/09/2010 ) Imprimer
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