| Gaël Eismann Hôtel Majestic - Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944) Tallandier 2010 / 32 € - 209.6 ffr. / 590 pages ISBN : 978-2-84734-660-2 FORMAT : 14,6cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité de Caen, Gaël Eismann livre, avec cet ouvrage, la version publiée dune thèse de doctorat soutenue en 2005 à lIEP de Paris, sous la direction du professeur J.-P. Azéma. De la thèse, cet ouvrage a les ambitions, lampleur et lérudition. Déjà à lorigine en codirection avec Stefan Martens dun ouvrage consacré au même sujet dans une perspective comparatiste (Occupation et répression militaire allemande, Autrement, 2006), G. Eismann fait la démonstration ici que lhistoire de lOccupation, prise sous un angle juridique, institutionnel et à partir de problématiques neuves, nest pas encore close, loin de là. Dans la foulée des travaux de Liora Israël (sur les avocats en temps de guerre) et Anne Simonin (sur la peine dindignité nationale), on découvre, avec cette étude, combien une approche historienne de ces problématiques juridiques qui ne relève pas de lhistoire du droit ouvre de chantiers prometteurs.
En loccurrence, passée une première introduction méthodologique indispensable à lexercice (quelles archives et avec quelle approche méthodologique, notamment dans le cadre des archives judiciaires ?), cest dès la première partie que louvrage trouve une première justification, celle de la mémoire et de la vérité. La question se pose en effet de la représentation et du traitement judiciaire de la Résistance par les forces doccupation avec, au-delà, le mythe dune armée allemande respectueuse du droit, «propre», et qui, en France, nutilisa pas la terreur
Mythe toutefois et cest un débat récent en Allemagne que celui des «crimes de la Wehrmacht», une idée qui va à lencontre de la légende dune Wehrmacht propre imposée après guerre par les nécessités de la guerre froide. Doù de longs développements sur lhistoriographie du sujet, une historiographie sensible, très finement analysée, et qui donne à penser, avant même dentrer dans le vif des archives.
A partir dun fonds important, celui du MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich) et en dépit de certaines lacunes documentaires expliquées en introduction, lauteur analyse quatre années de maintien de lordre en France, en en montrant les phases, les enjeux (intérieurs, liés à lOccupation, et, de manière plus large, dans léconomie des rapports de pouvoir au sein du IIIe Reich), les pratiques, les discours, les représentations. Certes, la situation est complexe, et dautant plus du fait des conflits de compétences entre autorités doccupations : outre les différents services de larmée, chargés du gouvernement de la France occupée, interviennent également dautres services. Les affaires étrangères sont représentées (Otto Abetz), la Propagandastaffel, placée à la tête des Instituts allemands, la Gestapo (dès juin 1940) qui prend finalement seule la responsabilité du maintien de lordre en 1942. La diversité des missions, lentrelacement des domaines de compétence comme des points de vues sur la collaboration témoignent déjà du fonctionnement parfois chaotique du pouvoir nazi, et à cet égard, louvrage illustre parfaitement les complexités du pouvoir et de la décision politique dans lEurope allemande.
Louvrage est organisé selon les diverses phases du «maintien de lordre» de la répression de la résistance plutôt (ainsi que de la mise en place de la Solution finale en France occupée). Lauteur en distingue quatre : jusquen août 1941, la situation est relativement calme, mais le déclenchement du plan Barbarossa (juin 1941) voit lapparition dattentats communistes, entraîne un durcissement des méthodes et notamment des exécutions dotage, avec au final un renforcement de lappareil de répression. A partir de 1943 et du STO, la résistance se développe, devient une menace et à la répression policière sajoute lemploi de troupes militaires pour rétablir lordre. Enfin, avec le Débarquement, la lutte contre les résistants sapparente à une guerre de partisans, et lordre sefface devant une terreur judiciaire.
Lanalyse de G. Eismann ne se limite toutefois pas à un bilan de laction du MBF en ce domaine. Louvrage envisage également la question sous langle des représentations, de la hiérarchie des peines, de lévolution des procédures judiciaires, en fonction des impératifs de la guerre et de lidéologie. En effet, si à lorigine les tribunaux suivent lordonnance pénale de guerre de 1938, on assiste rapidement à une radicalisation des peines, notamment contre la résistance «anglo-gaulliste». Lassassinat de laspirant Alfons Moser à Paris (août 1941) change la donne et la perception de la situation, aboutissant au décret Nacht und Nebel : une surenchère répressive, qui sexplique aussi par la concurrence, bientôt écrasante, de la Sipo SD. Mais cest surtout en juin 1942 le transfert des compétences de police à un officier supérieur SS (Carl Oberg) qui fait sens et engage lappareil militaire dans une logique radicale, de terreur judiciaire. Cette logique trouve son apogée au temps du STO et du développement des maquis, puis avec le Débarquement. Lheure est alors à une «justice expéditive», «libérée de tout frein bureaucratique» : une guerre de partisan, qui continue la «justice» par dautres moyens.
Au final, un ouvrage dense, très riche, et qui propose une approche neuve, démystifiante, de loccupation du point de vue allemand. Un ouvrage qui fera désormais partie des lectures indispensables à tous ceux qui veulent comprendre lOccupation, voire le fonctionnement de lappareil de guerre nazie.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 07/12/2010 ) Imprimer | | |