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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Sieyès ou la révolution libérale ? | | | Erwan Sommerer Sieyès - Le révolutionnaire et le conservateur Editions Michalon - Le Bien commun 2011 / 10 € - 65.5 ffr. / 117 pages ISBN : 978-2-84186-559-8 FORMAT : 11,6cm x 18,7cm
L'auteur du compte rendu : Antoine Broussy est agrégé d'histoire, enseigne au lycée et
achève une thèse sur l'histoire de la Révolution en Suisse. Imprimer
Publiée dans la collection «Le Bien commun» chez Michalon, cette biographie de Sieyès rédigée par Erwan Sommerer, docteur en science politique, est loccasion de redécouvrir une figure bien connue de la Révolution. Pour la postérité, Sieyès est en effet celui qui combattit labsolutisme et les privilèges dans son Essai sur les privilèges (1788) et qui prit la défense du peuple dans sa brochure Quest-ce que le Tiers-État ? (1789). Ces deux écrits lui assurèrent une notoriété immédiate, faisant de lui un orateur écouté dans les différentes assemblées où il fut amené à siéger.
A lheure où lon annonce une nouvelle fois la mort de la Révolution (Voir lentretien de Patrice Gueniffey avec Elisabeth Lévy dans Le Point du 14 avril 2011), ce livre semble tomber à point pour rappeler que celle-ci, dans sa complexité, a encore de quoi transmettre à notre présent en loccurrence en matière de philosophie et déconomie politique. Le premier enseignement, comme le tire du livre le rappelle, pourrait être que la Révolution se laisse difficilement enfermer dans des catégories. La trajectoire de Sieyès est ainsi exemplaire, lui qui évolue de la position de «révolutionnaire» à celle de «conservateur». La dernière partie du livre, consacrée à la relation entre le pouvoir constituant et la Révolution, montre dailleurs comment Sieyès est passé dune pensée de la table rase à celle de la préservation (p.107). Après Thermidor, labbé réfléchit en effet à la manière de «terminer la Révolution» en tentant déviter toute nouvelle rupture institutionnelle identique à celle de 1793. Ce faisant, il met le pied à létrier à Bonaparte, dont lavènement réduit cependant labbé au silence avant que le discrédit du césarisme impérial nemporte finalement sa pensée constitutionnelle.
Cest sur celle-ci, moins connue peut-être hors du cercle des spécialistes, quErwan Sommerer nous propose de revenir en sattachant, en plus de la question du pouvoir constituant en révolution, aux deux autres éléments considérés parmi les plus stables et cohérents de luvre de Sieyès : le rapport entre la Nation et le contrat social et les principes de la représentation politique.
En libéral, Sieyès attache une attention spéciale au contrat. Dun point de vue jusnaturaliste, ce dernier autorise en effet à considérer létat social dans la continuité de létat de nature, par essence atomiste : tous les individus possèdent les mêmes droits naturels (la liberté et la propriété qui permettent à chacun de décider de ses actes et de conserver la maîtrise de son travail) mais ils sont isolés. Le contrat garantit la protection par laquelle personne ne pourra empiéter sur la liberté et la propriété dautrui. Il affermit ainsi légalité et la liberté naturelles : il les sécurise. En contrepartie, les individus, désormais liés entre eux, sengagent à respecter les normes collectives qui permettent la poursuite du bonheur privé. Cette relation forme alors le socle de la nation et suppose tout à la fois que les individus qui la composent aient adhéré librement à cette association et en acceptent les valeurs. En conséquence, tout ceux qui les rejettent, qui naspirent pas au partage égalitaire des droits naturels (cette égalité étant comprise en fonction des capacités de chacun) et qui nadhèrent pas au consensus moral, doivent être relégués hors de la nation, dautant plus que celle-ci accueille qui se soumet au contrat qui la fonde.
Une fois résolue la question des ennemis de la nation, se pose celle de la participation des membres de la nouvelle association. Si légalité sentend en fonction des capacités de chacun, on comprend là ce qui conduit Sieyès à distinguer les citoyens actifs des citoyens passifs. Tous possèdent les droits civils, mais les seconds sont privés des droits politiques. Parmi ces derniers, les enfants, les femmes, les domestiques (tous sous influence) et les vagabonds (dont on se méfie) sont exclus dentrée. Sajoute ensuite la liste de ceux qui ne peuvent pas payer un certain cens. Erwan Sommerer précise que Sieyès envisageait cet effort financier davantage comme un tribut civique (plus modeste que celui adopté finalement par les constituants de 1791) que comme une discrimination par la richesse. Il sagit de montrer que lon souhaite participer aux affaires publiques et non se consacrer uniquement à ses affaires privées. Cette distinction a toutefois largement contribué à forger linterprétation dune révolution confisquée par la bourgeoisie.
Reste quà lire les principes de la représentation politiques tels que les entendaient Sieyès, cette distinction procède dune logique libérale. Labbé place en effet les fonctions politiques au rang le plus élevé des activités humaines. Cest pourquoi il prétend les confier aux mains dexperts, sopposant en cela à Rousseau. Sinspirant ici de lidée pratique de la division du travail exposée par Adam Smith, Sieyès estime ainsi que tous les individus qui composent une société ne possèdent ni les lumières, ni le goût, ni lintérêt nécessaires pour exercer une activité politique. Mieux vaut donc déléguer à des spécialistes, les autres pouvant ainsi se consacrer plus efficacement à dautres tâches. Cette délégation assure ainsi, selon lui, une plus grande liberté aux citoyens car, autrement, chargés de tout faire et faisant tout, ils se verraient en effet nécessairement limités dans leurs autres activités. Par ailleurs, Sieyès ajoute que les représentants du peuple ne peuvent être dépositaires dun mandat impératif de la part de leurs électeurs. En effet, lAssemblée doit être le lieu du débat. Son rôle est de délibérer, de concilier, darriver à vouloir en commun. Les gouvernés doivent donc accorder la plus grande confiance à leurs représentants et elle peut dautant plus lêtre que leur mission est révocable. Une fois encore, il ne sagit donc pas daliéner sa liberté.
A lheure où la vitalité de notre démocratie est souvent questionnée, la pensée de Sieyès, loin de constituer un manuel déconomie politique, peut-elle encore, sans que lon verse dans lanalogie simpliste, sadresser à nous ? La vision contractualiste de la société et ladhésion volontaire à la communauté nationale nappellent-elles pas à réfléchir à la notion de responsabilité individuelle, terreau de la liberté ? Laccent porté sur la démocratie représentative ne peut-il être un contrepoids à la démocratie dopinion ou à lidée de démocratie participative ? Le citoyen peut-il et doit-il en effet sériger en expert dans un monde de plus en plus complexe ? Afin de rétablir la confiance entre gouvernés et gouvernants, ne faudrait-il pas instaurer une plus grande distance entre les deux ? Les premiers, par exemple, ne succomberaient-ils pas moins à la tentation de répondre aux mandats supposés de leurs électeurs transmis via le prisme des sondages ?
En nous guidant de façon très claire, le petit livre dErwan Sommerer nous invite à redécouvrir toute lactualité de la pensée de Sieyès et plus largement, de lombre portée de la Révolution.
Antoine Broussy ( Mis en ligne le 17/05/2011 ) Imprimer | | |
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