| Fabrice d' Almeida Ressources inhumaines - Les gardiens de camp de concentration et leurs loisirs Fayard 2011 / 16 € - 104.8 ffr. / 291 pages ISBN : 978-2-213-66178-0 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Sur la Shoah, on croit parfois avoir tout vu, tout lu : témoignages et monographies, synthèses et essais, lampleur des publications sur le sujet laisse à penser quil ne reste guère déléments à découvrir. Pourtant, avec Ressources inhumaines, Fabrice dAlmeida, professeur dhistoire contemporaine à luniversité Paris II, sengouffre dans une faille historiographique, y exploite une veine peu travaillée, celle des gardiens des camps comme objet détude. Partant dun album de photographies, témoignage dune vie quotidienne au cur dAuschwitz, il entreprend une recherche, notamment dans les archives de la SS, qui rappelle celle de C. Browning sur le 101ème bataillon de réserve de la police allemande (Des hommes ordinaires, 1994). Lobjectif : retracer un quotidien, atteindre par là lhumanité dindividus dont on peut légitimement douter quils en aient eu une, et tenter, sinon de comprendre, au moins de les saisir dans leur banalité. Une autre manière dexpliquer, à travers la problématique des loisirs des SS, le fonctionnement du régime autant que des individus qui lont servi.
De fait, examiner ce groupe sous langle des loisirs peut sembler, sinon une transgression, au moins une futilité au regard des crimes commis
Lenjeu est pourtant important : en abordant la question des loisirs, on passe aussi à une histoire des représentations, sur la culture idéale dans le monde SS ainsi que sur la notion de communauté, sur la formation des gardiens, le rôle qui leur est assigné ainsi que le rapport que le régime entretenait avec son bras armé, sur les fantasmes aussi, véhiculés par lhistoire, et sur leur réalité. Louvrage ramène aux réflexions dH. Arendt sur la banalité du mal, sur la figure de ce petit homme sans relief Eichmann lors de son procès, sur le contraste entre lampleur du crime et la médiocrité du criminel.
Comment vivent les gardiens et gardiennes des camps ? Comment et pourquoi choisissent-ils cette carrière sans prestige ? Où habitent-ils et avec qui (la famille est une valeur cardinale au sein de la SS, mais une famille choisie, racialement pure, et qui va de pair avec la communauté SS, lautre famille, idéologique) ? Mais au-delà de la seule approche sociologique, il faut aussi envisager dautres problématiques : celles de léthique SS, et de ses à côtés. Quels sont les avantages, et les dérives, de la fonction, quand on dispose dun pouvoir sans limite sur des déportés qui ne sont plus considérés comme des individus ? La mort est leur métier, certes, mais alors, comment se délasse-t-on et comment oublie-t-on le «travail» à Auschwitz ? Car dans lEtat SS, tout, mariage, sexualité, enterrement, jusquà la nature des loisirs ou la consommation dalcool, est réglementé : on ne joue pas de trompette, mais laccordéon est plébiscité, on aime la boxe et les pique-niques, on lit des histoires de cow-boys, mais aussi du Platon, le tout selon un programme arrêté au plus haut niveau par Himmler et ses conseillers. Les régiments à tête de mort doivent être une vitrine du régime, autant que le creuset des élites futures ; aussi rien nest-il laissé au hasard
Une ambition qui justifie bien des attentions. Et, en arrière plan, F. dAlmeida montre le fonctionnement des camps, le jeu des hiérarchies au sein de la SS, notamment le poids des vols, indispensable au confort de SS qui, même dans une Allemagne affamée, ne manquaient de rien. Les camps ou le petit monde idéal du nazisme, presque hors de la guerre
De lauteur, on se rappelle la belle étude sur la mondanité sous le nazisme, autre approche novatrice dun groupe qui semblait déjà bien disséqué. Cet ouvrage prolonge, de diverses manières, une réflexion qui se densifie, ouvrage après ouvrage, pour offrir une vue en coupe du nazisme, sous langle des loisirs, un objet de recherche auquel Alain Corbin a, depuis longtemps, donné ses lettres de noblesse. Une approche également anthropologique, qui se rattache à un courant neuf, illustré par les travaux de S. Audoin-Rouzeau, ainsi que de C. Ingrao. A la figure des chasseurs noirs, employée par C. Ingrao, F. DAlmeida joint désormais celle du berger, du gardien du troupeau, autre figure développée par Platon et à laquelle Heidegger va donner une forme acceptable par le régime nazi. Une figure amenée à se mondialiser, au même rythme que linstitution des camps (de leur invention durant la guerre des Boers, jusquaux modèles soviétique, cambodgien, chinois
) : autant de pistes esquissées dans un chapitre VIII en forme douverture.
Au final, les amateurs dhistoire du nazisme et de la Shoah liront avec intérêt cet ouvrage motivant : dans un style sobre, savant sans excès dérudition, et pédagogique sans simplification, Fabrice dAlmeida propose une réflexion qui va bien au-delà du simple portrait de groupe, et amène à réfléchir une nouvelle fois sur la singularité nazie autant que sur luniversalité des camps et de leurs gardiens.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 04/10/2011 ) Imprimer
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