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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Jean Bonnet Dékantations - Fonctions idéologiques du kantisme dans le XIXe siècle français Peter Lang - Convergences 2011 / 65 € - 425.75 ffr. / 367 pages ISBN : 978-3-03-430520-4
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Que le lecteur nattende pas un livre sur Kant ou sur lhistoire de la philosophie. Lauteur, germaniste, se propose dexaminer la palette des kantismes dans leur relation aux forces en présence sur le champ de bataille des idées, pour montrer que les figures hexagonales de Kant peuvent sinterpréter comme des marqueurs de la société française et de ses idéologies. Le programme est annoncé dès les premières pages : établir la cartographie de la pénétration kantienne et la stratigraphie des idées républicaine et libérale sédimentées dans les versions successives du kantisme français. En réalité, cest toute une histoire intellectuelle des élites françaises que ce comparatiste déroule sous nos yeux au terme dune longue fréquentation des textes qui brasse littérature, philosophie, politique, religion sans se laisser intimider par des frontières disciplinaires qui ne sont on le sait depuis longtemps que des constructions académiques.
En suivant laxe chronologique de la première partie, le lecteur découvrira que la transmission au grand public de la doctrine kantienne sest faite à partir déléments particuliers en rapport avec lattente sociale du moment. Avant même davoir été lu, Kant a servi dantidote au matérialisme et au sensualisme du XVIIIe siècle, accusés davoir leur part de responsabilité dans les excès révolutionnaires. La philosophie de Kant est arrivée dabord en France comme une rumeur colportée par des Allemands séjournant à Paris et des Français émigrés, diplomates ou militaires stationnés outre-Rhin. De Göttingen où il sest installé, Charles de Villers invite la pensée française en pleine déroute à se refonder sur celle de Kant, une philosophie qui élève lâme des nations. Madame de Staël accommode laustère vieillard de Königsberg aux épanchements dun sentiment moral et esthétique assez religieux pour contrebalancer la tendance des intérêts à lemporter sur les idées et, accessoirement, lesprit analytique des idéologues. Les enjeux sont trop complexes pour être résumés en quelques lignes, mais à partir de Benjamin Constant on voit déjà se disputer deux Kant : le révolutionnaire de lidée transcendantale, «en bonnet phrygien», et le Kant libéral de la «pacification thermidorienne», de sensibilité britannique.
A lépoque où Victor Cousin prend ses fonctions auprès de Guizot, la problématique a changé. Organisateur de lenseignement philosophique, quil défend sous la monarchie de Juillet contre les menaces cléricales, ce stratège du jeu institutionnel apparaît comme le philosophe du juste milieu capable dunir la monarchie constitutionnelle et la bourgeoisie entrepreneuriale contre les féodaux et lEglise. Comme il se plaît à le souligner, sa philosophie nest point de ces doctrines fanatiques qui font table rase du passé et reconstruisent le monde, cest une philosophie qui «accepte tout et concilie tout». A la tête de son régiment dagrégés, le chef de file de léclectisme mobilise Kant pour accomplir «la sécularisation dans les limites du concordat» (p.89) et trouve dans les postulats moraux de quoi justifier les places respectives de la philosophie et de la religion, ces deux surs incarnant lune le devoir, lautre lespérance. Encore fallait-il prendre congé du scepticisme métaphysique, dangereusement nihiliste. Sur ce point, le «nouveau criticisme» de Renouvier se sépare radicalement de ceux quon commence à appeler «les philosophes salariés». Etranger à luniversité, Renouvier propose un retour à Kant par la voie du rationalisme individualiste, une philosophie des lois de la connaissance et de la liberté morale qui sappuie sur les protestants libéraux, ceux-là même qui vont laïciser lécole, réformer les institutions et soutenir la cause de Dreyfus.
Face à la victoire de Bismarck, lannexion française du criticisme est présentée comme une revanche philosophique. Kant est utilisé pour faire barrage au pangermanisme et encourager le rapprochement des gouvernements démocratiques en vue de promouvoir la future assemblée européenne qui fera respecter le droit des Alsaciens et des Lorrains à disposer deux-mêmes. Porte-drapeau des Etats-Unis dEurope, Kant fournit surtout la caution dune philosophie laïque qui substitue le devoir à la volonté de Dieu et sépare définitivement morale et religion. Les kantismes distincts de Barni, Janet, Renouvier, Secrétan et Boutroux fusionnent dans cette «synthèse républicaine» qui aboutit dune part à Buisson, dautre part à Durkheim. Ce républicanisme kantien concurrent du positivisme va être institutionnellement relayé par toute une génération de normaliens parmi lesquels on retiendra Louis Liard pour son rôle à la direction de lenseignement supérieur.
Dans la seconde partie, thématique, lauteur démontre limportance du système dinstruction publique pour la légitimation idéologique du kantisme républicain, bien que la philosophie kantienne de lhistoire fût loin dassigner tout progrès au rôle de lEtat. On peut dailleurs se demander si Bonnet ne donne pas une image trop jacobine du kantisme républicain (pp. 321 et 355), lequel fut également représenté par des décentralisateurs comme Renouvier et Pillon. Bonnet passe en revue les lieux de savoir et de pouvoir où sest cristallisée linfluence kantienne et analyse avec les outils du comparatisme lattraction du modèle des universités allemandes (dont témoignent les séjours de Boutroux à Heidelberg et de Durkheim à Leipzig). Lune des spécificités de cette étude est de faire leur place aux réseaux, aux rencontres, aux affinités électives, aux événements majeurs et mineurs, aux cultures nationales et locales, au statut social des intellectuels et à leurs origines. Le temps nest plus où Lucien Goldmann pouvait attribuer la formation dun système de pensée aux conditions matérielles dune classe sociale. Par conséquent, pas de causalités massives dans cette nouvelle histoire culturelle, mais plutôt une multitude de faits dont la coordination produit dintéressants rapprochements. Lauteur doute quil puisse exister des pensées «en état dapesanteur sociologique» (p.4) et nous livre une sociologie du kantisme qui met en évidence notamment limportance des boursiers quittant la province pour faire carrière les «déracinés» de Barrès, dont Burdeau fournit le modèle. Bonnet fait aussi le détour par «la translation ashkénaze», montrant les raisons historiques qui ont poussé les juifs émancipés à se reconnaître dans le Kant de la modernité européenne (de Salomon Maïmon à Hermann Cohen, Victor Basch et Léon Brunschvicg).
Linstrumentalisation de Kant dans ce jeu de la philosophie et des passions françaises illustre lextraordinaire souplesse du modèle et sa facilité à former le bras armé des partisans du juste milieu des modérés et des opportunistes. Ce nest pas une histoire du kantisme qui nous est donnée à lire, mais bien une histoire des récupérations de Kant, où il est démontré que ce ne sont jamais les mêmes parties de luvre qui sont mises à contribution. La Critique de la raison pure na jamais été vraiment comprise, parce quon avait lesprit ailleurs. Villers constate en 1802 que certains Français ont appris la langue allemande mais continuent à penser en français. Un demi-siècle plus tard, Taine écrit : «Un Français peut conclure quun philosophe commence à se tromper lorsquil introduit en français des mots allemands». Il ne serait pas exagéré de dire, en prenant le contrepied de lidée reçue, quil ny a pas eu de «kantisme français», mais des usages contextualisés de Kant au sein de courants de pensée divers et nettement identifiés. Cette analyse vient rappeler à lhistorien de la philosophie combien les doctrines peuvent être tributaires de leur identité nationale et du moment social qui a présidé à leur émergence ce qui nempêche pas, bien au contraire, de maintenir la distinction méthodologique entre la justification des propositions philosophiques et lexplication événementielle de leur formation. Il fallait toute lérudition de lauteur une érudition finement ''décantée'' mais difficilement accessible au profane pour transformer un simple phénomène de réception philosophique en miroir de la société du XIXe siècle.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 03/01/2012 ) Imprimer
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