| François Azouvi Le Mythe du grand silence - Auschwitz, les Français, la mémoire Fayard 2012 / 25 € - 163.75 ffr. / 474 pages ISBN : 978-2-213-67099-7 FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm Imprimer
Que savaient «les Français», au lendemain de la guerre, du génocide des Juifs orchestré sur leur territoire et ailleurs ? Pour en finir avec la dénégation jugée infondée «on ne savait pas», le philosophe François Azouvi revisite année après année une vaste sélection de traces tangibles, écrites et filmées, réalisées à partir de septembre 1944, qui prouvent que les Français ont été demblée informés de la réalité de ce drame, même sils nétaient pas encore en mesure den saisir toute lampleur ni les modalités. Car, non seulement de tels faits dépassaient les capacités d«entendement» de lêtre humain «normal» mais de plus, les discours officiels lors des cérémonies commémoratives, occultaient et occultent, comme le répète Annette Wierviorka , la spécificité antisémite de lextermination au nom du combat antifasciste. Ajoutons que, de 1945 à 1948, de nombreuses familles de déportés ne disposaient que dun Acte de Disparition des leurs, sur lequel était stipulé : «Cet acte de Disparition nest pas un acte de décès (
)», propice au déni de réalité dautant plus exacerbé que ce document, souvent inexact ou incomplet, na pas toujours été commué en Acte de Décès. L«élite» intellectuelle, chrétienne en particulier les travaux de Patrick Cabanel le confirment , elle, «savait» et très tôt la fait savoir, ce que démontre avec éclat Le Mythe du grand silence.
Louvrage, très érudit et parfaitement ciblé dans lespace-temps culturel, historique et politique quil sassigne, frappe par son envergure et la rigueur de la démarche critique, alliées à une implication subjective pleinement assumée. Rédigé dans un style narratif fluide et vivant, Le Mythe du grand silence génère un stimulant débat qui mobilise lintérêt soutenu du lecteur dont il interpelle les propres choix. Avec son aisance associative habituelle et la force de ses convictions, François Azouvi, désormais directeur honoraire de recherche au CNRS et directeur honoraire détudes à lEHESS, connu au plan international pour ses travaux, notamment sur Descartes, Bergson et Maine de Biran, commente et argumente ici une impressionnante quantité de données précisément référencées. La performance réside toutefois moins dans leur volume que dans lexploration approfondie de leur contribution relative et leur articulation au regard du déroulement de lHistoire. Comment, entre autres, les philosophes et les historiens contemporains, Alain Finkelkraut, Bernard Henri Lévy, Shmuel Trigano, Pierre Nora, Paul Ricur
se sont positionnés eu égard à leur appartenance respective, juive ou non juive, donne lieu à des pages dune grande intensité.
Entre lurgence des années quarante à rendre compte de la massivité du génocide, au moyen darticles de presse et de témoignages, et la possibilité den transposer la réalité par le biais du roman et du cinéma aux alentours de 1950, il se sera déroulé près dune décade, le temps, dirions-nous, de transformer le matériau traumatique brut en éléments psychiquement représentables. Bien au-delà dune «simple» revue de presse de littérature ou de cinéma, François Azouvi propose une magistrale recension duvres et dévènements marquants, dont il explore lécho à travers les différents médias et auprès du public. Ceci pour dire que des «élites» au plus grand nombre, la transmission a bien eu lieu : lorsque les français en 1956 ont vu Nuit et brouillard, ils nont pas eu besoin de sous-titres spéciaux pur comprendre le message. «Ils» ont été plus sensibles au spectacle de la pièce tirée du Journal dAnne Frank quà la lecture du livre. Rendu visible, au sens cinématographique et psychique, sans travelling superflu, le génocide devenait désormais pensable et ainsi mis en mots, y compris face à une caméra : Auschwitz était son nom métonymique, devenu Shoah.
Mais qui sont vraiment les coupables ? En 1963, lémissaire désigné était Pie XII, à travers Le Vicaire du très sulfureux Rolf Hochhuth qui, à grand bruit, dénonçait son «silence». A lheure actuelle, on assiste à des tentatives de réhabiliter «Monsieur Tout Blanc», venues tant dans de milieux juifs que catholiques, de droite et dextrême droite, à des fins variables, un mouvement qui a débouché sur les modifications récentes apportées au texte de Yad Vashem à Jérusalem et génère à ce jour de nombreuses déclarations. Au retentissant et durable scandale suscité par ce Vicaire, auquel Le Mythe du grand silence consacre tout un chapitre, sajoute celui créé, toujours en 1963, par le Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt dont le sous-titre mal compris Étude sur la banalité du mal, est pourtant annonciateur de son incontournable analyse du Système totalitaire tandis que sa vision de linsondable médiocrité du néanmoins organisateur de la «solution finale» anticipe les positions actuelles de la psychopathologie psychanalytique. Mais ce nest pas à celles-ci que se réfère F. Azouvi : au plan psychanalytique, il cite surtout les apports de B. Bettelheim relatifs à son expérience de déporté.
Prononcée à lencontre dAdolphe Eichmann en 1961, laccusation de «crime contre lhumanité», seul crime rendu imprescriptible dans le droit français en 1964, «trouvait son expression juridique», avait alors déclaré Robert Badinter dans les colonnes de lExpress. Ce qui nempêcha pas «La France» (sic) de gracier Paul Touvier en 1971, assuré pendant plus de vingt ans de son catholissime et juridique soutien, ni de différer jusquen 1983 lextradition de Klaus Barbie. Noublions pas non plus la mort paisible en Espagne, en 1980, de Louis Darquier, entouré de ses fidèles amis franquistes, ou la libération pour «raisons de santé» de Maurice Papon, inhumé à 96 ans dans sa ville natale avec sa légion dhonneur. Étonnants silences dÉtat jusquà la déclaration de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, entretemps rompus sous la pression opiniâtre de quelques-uns le livre cite abondamment la contribution déterminante des époux Klarsfeld , celle de la presse et des uvres dart. Le procès Barbie en 1987 aurait sans doute connu un déroulement différent sans sa coïncidence avec la projection de Shoah sur le petit écran. Mais les années 80, rappellent François Azouvi et Henry Rousso, sont aussi marquées par la réédition dactes antisémites (Rue Copernic 1981, Rue des Rosiers 1982) et lexpansion des thèses négationnistes, qui relancent une réflexion très nuancée sur lidentité juive, hier et aujourdhui, en France.
Et si «la faute» du génocide incombait aux Juifs eux-mêmes ? Troisième source darticles et de littérature à scandale comme le très ambigu Treblinka de J. F. Steiner. La question sera provisoirement mise en veilleuse par la Guerre des six jours puis celle déclarée par les intellectuels aux diverses expressions du totalitarisme et a fortiori lorsquenfin sur les écrans et dans la presse apparaîtra en clair le lien entre Vichy, lextermination des Juifs et lombre grandissante de la collaboration.
Une étape supplémentaire sera-t-elle franchie au moment où, parallèlement au fait politique, les uvres culturelles feront état dun véritable usage marchand dimages de cruautés, entre autres nazies, quanalysent sans ménagement Denis Peschanski et Charlotte Lacoste ? François Azouvi en doute. Pour lui, exemples à lappui, cest du «déjà vu». Reste la complaisance avec laquelle, en reflet dun paysage psychopathologique désormais libéré dun minimum de refoulement nécessaire, seront multipliées des versions décomplexées didentification au bourreau, si possible grand pervers polymorphe ô combien séduisant. Reste aussi aux yeux du lecteur la question des consécrations de haut rang attribuées à des uvres radicalement transgressives, telles lentrée à la «Pléiade» des plus infâmes brulots antisémites, qui confère au texte de S. Freud Malaise dans la civilisation (1929) son durable relief.
À chaque époque son silence symptomatique et aussi sa honte, que divers travaux à lheure actuelle semploient à sonoriser à leur manière. Lexpression «Mythe du silence», à la mode dans lespace international ces dernières années, recouvre une série de slogans et de travaux concomitants, dobédiences diverses, dont ceux menés sous cette bannière autour de Pie XII, notamment par des négationnistes patentés. Tel est aussi le titre de la recherche très honorable entreprise par Hasia R. Diner auprès de la communauté juive américaine pour montrer quelle navait pas été indifférente au sort de ses pairs européens : We Remember with Reverence and Love. American Jews and the Myth of Silence after the Holocaust, 1945-1962 a été publié en 2009. Aussi le titre choisi par François Azouvi ou par ses éditeurs, non seulement ne reflète-t-il pas la richesse dinformation et de réflexion de son contenu mais peut prêter à des risques damalgames.
Le Mythe du grand silence, qui constitue un bel hommage à la France des Lettres et de lEsprit, concerne en priorité les enseignants, les chercheurs en Histoire et en Sciences humaines et les passionnés de lHistoire de la Seconde Guerre mondiale. Mais dès lors que le président François Hollande vient de proclamer le 22 juillet 2012 la responsabilité exclusivement française du massacre de 13152 Juifs, aucun Français ne peut réellement sen désintéresser.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 13/11/2012 ) Imprimer
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