| Pierre Rigoulot Georges Albertini - Socialiste, collaborateur, gaulliste Perrin 2012 / 24,50 € - 160.48 ffr. / 410 pages ISBN : 978-2-262-03473-3 FORMAT : 15,6 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de lÉcole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de lÉtat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Voici une biographie qui mérite lattention, ne serait-ce que parce quelle a le mérite dêtre la première du genre et quelle reprend lensemble du parcours de Georges Albertini avec une saine ambition de neutralité axiologique (leffort dempathie et de compréhension contextualisée) et dexhaustivité des sources. Nous disposions jusque là de rares ouvrages traitant avant tout du cas Albertini pendant la Collaboration et du dossier Albertini à la Libération et pendant lEpuration. Celui de Jean Lévy, syndicaliste et communiste, au titre cinglant, Le dossier Georges Albertini : une intelligence avec lennemi (LHarmattan 1992), déjà fort riche et stimulant pour la réflexion, ne cachait pas sa problématique politique de «vraie gauche» (pour reprendre la formule de la préfacière M. Rebérioux) : comment un leader collaborationniste notoire, jugé en plein dans les passions de lépuration, avait-il pu sauver sa peau, puis sortir si vite de prison et entamer une étonnante carrière de conseiller occulte mais très écouté de bien des dirigeants français de laprès-guerre ?!
Quinze ans après ce livre partisan, mais clair et passionnant, un autre ouvrage, émanant de «lautre bord», de Roland Gaucher et Philippe Randa, Des rescapés de lépuration : Marcel Déat, Georges Albertini, paru chez Dualpha en 2007, consacrait sa seconde partie au bras droit de Marcel Déat et apportait une série dinformations factuelles, témoignages et notices, avec encore pour fil directeur lextraordinaire destin de ce «rescapé de laventure hitlérienne», devenu homme dinfluence de la IVe république et éminence grise de Georges Pompidou ! Ces ouvrages déjà bien tardifs par rapport aux faits principaux nen constituaient pas moins dheureuses tentatives de combler une étrange lacune dans lhistoire de la France daprès-guerre, sans parler de lhistoire de Vichy, «ce passé qui ne passe pas», comme disait un historien il y a trente ans. Directeur de lInstitut dhistoire social, dont Albertini fut responsable, Philippe Rigoulot emprunte beaucoup à ces prédécesseurs, même sil discute certaines de leurs affirmations, il tient compte des rares travaux universitaires consacrés à Albertini, apporte de nouvelles archives et distribue le riche matériel dont il dispose dans les étapes dune vie, dont il cherche à son tour la cohérence, sil y en a une.
Cest peut-être sur les débuts que Rigoulot est le plus intéressant, dans la mesure où il réunit des informations pour un portrait psycho-social dAlbertini en jeune homme de lentre-deux-guerres : lenfance dun chef, en quelque sorte. Il insiste dabord sur lorigine modeste et lengagement socialiste précoce dAlbertini. De façon convaincante, il montre un jeune homme intelligent et doué pour les études, passé par un parcours dexcellence, dabord à lécole primaire supérieure de Chalon-sur-Saône, où il rencontre un professeur dhistoire-géographie socialiste qui lui sert de premier mentor, puis à lécole normale dinstituteurs de Mâcon, avant de passer à celle de Versailles, puis par concours à lécole normale de Saint-Cloud. Un jeune homme ambitieux, mais frustré et complexé de ne pas être agrégé, et qui, de façon révélatrice, laissera penser dans ses CV quil lavait eue et avait été universitaire ! Cette blessure secrète sarticule logiquement avec une revendication dégalité par rapport à la bourgeoisie, sans se satisfaire dun égalitarisme qui nierait les droits de la méritocratie. Au fond Albertini est partisan de lélitisme républicain et de la promotion par lécole laïque : et il est longtemps très laïcard ! Voilà finalement son «socialisme» et il sattache logiquement à Marcel Déat, conférencier occasionnel à Versailles et voix dominante de la SFIO sur les questions déducation et de pédagogie. Une rencontre décisive, même si Déat ne remarque pas immédiatement le jeune Albertini.
Jamais tenté par le communisme, ce dernier polémique même contre le PC, mais en 1932-34 use encore dun langage marxiste typique de la SFIO. Passionné dhistoire mais tout autant de politique, plus militant que professeur, Albertini est demblée engagé dans le syndicalisme et le pacifisme, et adhère très vite à la SFIO. Rigoulot montre bien que le marxisme na jamais été le fond du socialisme dAlbertini, qui se laisse séduire dès cette époque par la brillante et dynamique aile droite du parti, réformiste et critique des utopies du marxisme et du «grand soir», tendance dite bientôt «néo-socialiste», désireuse de participer au gouvernement pour agir et dinventer un socialisme «constructif», mêlant Révolution française jacobine, anti-bourgeoise, anti-parlementaire et anti-libérale, Saint-Simon, Proudhon, voire Albert Thomas et son étatisme dirigiste de guerre (Rathenau/Ludendorff dans la version allemande) et sinspirant du Belge Henri De Man. Il exprime ses positions dans le journalisme militant à Troyes pendant le Front Populaire. Son pacifisme typique dune certaine gauche de lépoque, proche de Briand et Giono, se renforce au fur et à mesure que la guerre approche et lui vaut de sopposer à Brossolette.
Une synthèse «socialiste» détatisme national, de dépassement de la lutte des classes et de pacifisme prépare donc Albertini à basculer en 40, sous la pression des événements, dans le camp de la Collaboration : car par caractère, notre homme veut agir, participer, être «présent» là où ça se passe ; théorie pragmatique de ladaptation plastique, dans le but de «peser», qui peut mener loin ! Et puis de loin, lAllemagne peut représenter un socialisme national soutenu par son peuple et un vecteur de nouvel ordre en Europe. Evolution suivie par nombre de néo-socialistes à cette époque tragique. De toutes façons, si la France doit se relever de la Débâcle, ce ne peut être aux yeux du «réaliste» Albertini que par lentente avec le vainqueur et voisin. Le réel impose donc dabord la germanophilie, plus ou moins sérieusement informée, et ensuite lengagement anti-communiste. Rigoulot montre bien en effet que lanti-communisme nétait pas déterminant chez Albertini avant 41 : il avait certes subi laccusation banale de social-fascisme de la part des communistes avant 1935, mais sans émotion particulière, ni adhésion alors au fascisme. Cest finalement le choix de la Collaboration loyale et du soutien à lAllemagne «socialiste», celle qui envahit lURSS en juin 41, qui pousse Albertini dans la voie de lanti-communisme absolu, dont il ne sortira jamais plus.
Rigoulot montre bien aussi la volonté de croire dans le soutien dAlbertini au socialisme hitlérien. Bien sûr Albertini est sensible au dynamisme révolutionnaire du nazisme, à son modernisme et à son dédain des conventions bourgeoises, à son anti-cléricalisme aussi, à sa capacité de mobilisation dun peuple, à des réalisations sociales alors impressionnantes, au moins vues de loin, car Albertini na jamais mis les pieds sur le territoire du Reich. Cet aveuglement est au fond celui du philosophe rêveur Déat, qui confie à Albertini lintendance et lorganisation du parti quil crée alors : le RNP. Les deux hommes voudront incarner une aile «gauche» du national-socialisme européen, pensant peser au sein dun jeu de forces encore ouvert dans le sens le plus socialiste du mouvement, contre les éléments réactionnaires. Doù des articles franchement collaborationnistes qui auraient pu mener Albertini au poteau fin 44.
Pas très courageux, Albertini trouvera alors un moyen habile mais pas très digne de distinguer son cas de celui de Déat en fuite et ainsi sauver sa peau. Mais il naura jamais été ni en désaccord idéologique avec lui. Il ladmettra en partie, au bluff : le coup de la sincérité abusée. Finalement cest grâce à cette stratégie de défense quil sauvera sa tête, grâce aussi sans doute, déjà à ses réseaux : sympathies danciens amis socialistes et du banquier Worms, chez qui il fera carrière. Un recyclage banal alors. Moins compromis, resté courageusement en France, feignait-on de croire, Albertini pouvait être utile après tout et, seulement N°2 du RNP, plus cadre administratif parisien de parti que décideur politique, grand idéologue ou porte-drapeau poétique du fascisme, il navait la dimension symbolique dun Laval, dun Darnand ou dun Brasillach.
La Guerre Froide explique la suite du parcours : lanti-communisme pan-européen ou occidental face à la menace soviétique est la seule valeur quAlbertini puisse recycler avec quelque autorité. Opération mutuellement utile. Dun côté, ses relations politiques et patronales en faisaient un intermédiaire idéal entre le monde politique de la IVe république, celui des entreprises (prêt à financer la lutte anti-communiste et à faciliter ses affaires) voire les services américains. Dun autre côté, Albertini, désireux de se rendre utile, ne pouvait agir à découvert, du fait de son passé collaborationniste. La haine du communisme se nourrit aussi de la conviction que son jeune fils aurait été tué par des FTP, ce qui nest pas prouvé : Albertini semble même trouver dans cette explication une façon de ne pas sinterroger sur ses propres responsabilités de père négligent, obsédé de politique et
amoureux dune maîtresse quil épousera peu après.
Condamné à être un homme de lombre, il en était parfois frustré, mais profondément anti-parlementaire, ne se sentait pas fait pour la politique électorale. Doù son ralliement au gaullisme à partir de 58, pour établir la Ve et sauver lAlgérie, avec plus distance et dinquiétude au moment de lindépendance algérienne et surtout du rapprochement avec lURSS. Le «socialisme» dAlbertini aura finalement suivi bien des tribulations de la SFIO ! Il lui permet aussi de travailler en lien avec lanti-stalinien historique Boris Souvarine dans un institut dhistoire sociale, à des études avant tout soviétologiques et anti-communistes qui lui donnent sa légitimité politologique et géopolitique pendant trente-cinq ans.
Cest au service de Pompidou surtout, en compagnie de Juillet et Garaud, quAlbertini jouira de son triomphe. Avec une discrétion obligée. Tout le rapproche du Premier ministre de 1962 : deux anciens professeurs, passés par le socialisme, dénués de passé résistant, mais collaborateurs de grandes banques (Worms et Rotschild), saccordent sur la modernisation et lanticommunisme. Angoissé par Mai 68, lanti-gauchiste Albertini se fait stratège de lordre et du conservatisme. Pompidou président comble Albertini. Malgré ses liens avec lUDR, Albertini soutient par défaut Giscard (un moindre mal par rapport à Chaban), il le conseille ensuite mais trouve trop esthète, il approuve Barre mais mise sur Chirac, quil coache longtemps, comme le meilleur rempart face à lUnion de la Gauche ; sa lucidité est de plus en plus défaillante, il meurt en 1983 convaincu de limminence dune prise de pouvoir communiste en France !
La mort dAlbertini ne suscita guère les hommages dune élite qui lavait tant fréquenté. Un signe de cette ingratitude : les mémoires de ses anciennes relations sont depuis lors muets à son sujet. De façon révélatrice, le journaliste Gilbert Comte, qui osa briser le tabou dans un article du Monde, apprit à ses dépens ce quil en coûtait davoir surpris la vigilance des censeurs, même dans la presse indépendante du soir... Cette étrange volonté de secret sur les bonnes relations dAlbertini et des puissants serait-elle due aux enseignements troublants que ce parcours étonnant apporte sur les coulisses de la période ? Dabord la fréquence des recyclages de figures de Vichy, journalistes (Hersant), hauts fonctionnaires (Papon, Bousquet), souvent décorés de la francisque, bénéficiant, au prix dune prudente discrétion sur leur passé, dune compréhension remarquable dans la France républicaine et démocratique ; ensuite la puissance des réseaux de pouvoirs par-delà la fracture Résistance-Collaboration ; également le primat de la mobilisation anticommuniste ; enfin la priorité de la Modernisation technocratique. Par tous ces traits, Albertini appartenait à la génération des années Trente, fondatrice de la Croissance et dune société de masse gérée à laméricaine.
Anti-communiste déclaré, Rigoulot salue particulièrement le mérite dAlbertini, dénonciateur précoce, obstiné et bien informé du communisme réel, tombant parfois dans lobsession, mais vacciné contre lopium des intellectuels. Quant à la «dérive» fasciste dAlbertini, il convient de la comprendre dans son contexte, den voir aussi le caractère en partie accidentel et conjoncturel sans réduire son action daprès-guerre ni à une prolongation secrète de son fascisme ni à une reconversion opportuniste dénuée dengagement.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 26/02/2013 ) Imprimer
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