| Samya El Mechat Collectif Coloniser, pacifier, administrer - XIXe-XXIe siècles CNRS éditions 2014 / 25 € - 163.75 ffr. / 377 pages ISBN : 978-2-271-07976-3 FORMAT : 15,0 cm × 23,0 cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Pacification
le mot est désormais incontournable, un «élément de langage» propre à laction militaire et qui, un peu comme les «frappes chirurgicales» et autres «dommage collatéral», a pour but de masquer la réalité dune guerre en la nuançant dobjectifs à moyen terme, de reconstruction, de restauration administrative, etc. Ce lexique nest pas nouveau, il trouve ses origines dans la colonisation du XIXe siècle, autour de quelques grandes plumes (Tocqueville, Mill) et dautant de praticiens (de Bugeaud à Lyautey). Lenjeu : conquérir les esprits comme les territoires, réduire la résistance en donnant à limpérialisme une caution non pas morale (cest le rôle de la «mission civilisatrice») mais utilitaire. La pacification, cest lenvers de la guerre, la civilisation qui conquiert les curs
Issu dun colloque portant sur ''Les administration coloniales et la pacification'', ce beau volume fait demblée la démonstration de ce que lhistoire peut apporter à la compréhension du monde contemporain. En effet, ce terme de «pacification» qui fleurit sous la plume dun Lyautey à la fin du XIXe siècle ses théories sur Le Rôle colonial de larmée demeurent un bréviaire de laction coloniale se retrouve transposé, sans trop dadaptation, aux guerres actuelles (Irak, Afghanistan, etc.). On oscille entre art de la litote (gagner la paix en faisant la guerre) et processus impérial, mélangeant par subsidiarité la force militaire, laction administrative et lapproche ethnologique. Au confluent de tout cela, la prise de contrôle dun territoire, et une communication subtile autour de la légitimité de ces pratiques.
Ce colloque très dense entend saisir les détours de cette notion en suivant une architecture solide : les acteurs/les pratiques/les limites/la portée. En vingt communications, parcourant les grands impérialismes du XIXe siècle (Royaume-Uni, Russie, France, Allemagne, États-Unis), les territoires coloniaux (Maghreb, Afrique centrale, Asie) et les époques, du début du XIXe à l'ère actuelle, les auteurs éclairent une pratique ancienne, hétérogène et renouvelée. Dans une introduction qui pose la problématique autant que le cadre théorique du colloque, le professeur Samia El Mechat, de luniversité de Nice, sintéresse aux fondements, quelle trouve auprès des Bugeaud, Gallieni et Lyautey : une pratique coloniale, devenue théorie. La notion est certes complexe, du fait de la multiplicité des pratiques (ce que le colloque démontre largement) et contrastée. En effet, en passant de figures de la colonisation (un Pennequin en Indochine, un Gouraud ou un Wolseley en Afrique du Sud, etc.) à des réflexions, originales, sur les lendemains de pacification au Soudan, le fonctionnement administratif de la commune en Indochine, lexercice du droit social en Algérie, lutilisation de limaginaire cynégétique congolais (etc.) ou la politique forestière au Maroc, on peut avoir limpression dune liste à la Prévert. Mais cette introduction vient largement unifier un ensemble de communications foisonnant en lui donnant une cohérence complète. La lecture nen est que plus passionnante, pour qui accepte de passer dune réalité à lautre en se concentrant sur ce fil rouge des objectifs et des pratiques. Certes, il est difficile en ce domaine de viser à lexhaustivité, mais de la sorte, louvrage esquisse les grandes lignes et éclaire la machinerie coloniale, hors du seul «règne du sabre» dans toute sa complexité.
Limage de la colonisation telle quelle ressort de ce colloque ramène déjà à ces «sciences coloniales» au temps de la IIIe République : au-delà de cette succession de pratiques, se dégage une certaine conception de lempire (des empires même, puisque les réalités nationales sont parfois très diverses) et des équilibres qui le sous-tendent, avec, en arrière-plan, cette «contre insurrection» dont les échos résonnent au XXe siècle de manière sinistre. En effet, une généalogie de la pacification se dessine, autant quune géographie. La quatrième partie vient confirmer ces réflexions en posant dans le cas américain la problématique de lempire (ou du «post impérial»). LIrak et lAfghanistan actuels sont en effet, entre terrain et laboratoire, les lieux dun renouvellement des pratiques et du concept. La dernière communication, véritable épilogue à ce volume, pose enfin la question, rituelle, des «leçons non apprises» de lhistoire et du renouvellement, par lactualité, de ces pratiques, au prisme du débat sur la nature de la guerre contemporaine. La boucle est bouclée, et magistralement bouclée !
Louvrage, bien pensé, est en outre nanti dun bon appareil cartographique indispensable il est vrai devant la multiplicité des contextes abordés. Si lon peut regretter labsence dun index ainsi que dune bibliographie générale (mais les communications, en ce domaine, sont assez fournies), on se console aisément avec ce volume dune grande qualité, indispensable dans la bibliothèque de tout historien spécialiste dhistoire coloniale, mais également pour les amateurs dactualité, en quête de profondeur historique.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 18/03/2014 ) Imprimer
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