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La Grande Guerre vue du Ciel ? | | | Xavier Boniface Histoire religieuse de la Grande Guerre Fayard 2014 / 26 € - 170.3 ffr. / 494 pages ISBN : 978-2-213-66130-8 FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A lheure des commémorations de la Grande Guerre, il est une dimension du conflit que lon ne voit que rarement évoquée : sa dimension religieuse ou, pour reprendre un lexique forgé par Alphonse Dupront, sa dimension sacrale. Est-ce un effet de la laïcité ? Les Eglises sont traditionnellement cantonnées à la marge des représentations de la guerre, alors même quelles sont au cur de la société civile, et particulièrement dans la France de 1914 où la crise de la Séparation pèse encore sur les consciences. De «lUnion sacrée» à la «mobilisation spirituelle», les références au religieux sont nombreuses dans la France en guerre et posent la question du rôle des Eglises (au triple sens du terme : comme communauté, comme hiérarchie et comme entité politique dans le cas du Saint-Siège). Cest à cette problématique importante, déjà illustrée par quelques grands travaux, que Xavier Boniface, professeur à luniversité dAmiens, consacre une Histoire religieuse de la Grande Guerre bienvenue.
Une histoire qui, partant de Barrès et de ses familles spirituelles, englobe toutes les religions et leurs églises, premier point important : lapproche est cuménique et porte donc sur toutes les religions, depuis lentrée en guerre jusquà la sortie de guerre. Louvrage est organisé comme un bon cours sur la question et combine lapproche chronologique avec quelques grands thèmes. Ainsi, la mobilisation pose la question du pacifisme intrinsèque des religions, avant létape de lUnion sacrée. Observant la dimension institutionnelle, lauteur, spécialiste de laumônerie militaire, suit également les ecclésiastiques, autant que les croyants, sur le front, se penche sur les rituels, les pratiques, le rapport fondateur à la mort dans un contexte particulier. Analysant les diverses situations, Xavier Boniface propose un regard à 360° et observe également les arrières : la société civile et laction sociale des Eglises dans un pays vidé dune partie de ses travailleurs, mais également la contestation antireligieuse un écho de la Belle époque que la guerre peut parfois aviver.
Dernier espace en guerre, les territoires occupés sont un arrière particulier, où les Eglises, partagées entre le national et le confessionnel, alternent les missions, voire les fonctions (et lauteur pose la question anachronique ? des résistances spirituelles dès la Grande Guerre, avec lexemple du cardinal Mercier). Il faut également souligner et cette partie est très appréciable car moins connue le chapitre consacré aux enjeux religieux de loutre-mer : la question des colonies et du rôle culturel des missions religieuses (lanticléricalisme français nétant pas, on se rappelle la formule de Gambetta, article dexportation) est abordée. Mais surtout, ce chapitre permet dintégrer lislam à cette histoire dune guerre pensée par les Eglises, tant du pont de vue des métropoles, que de lAllemagne, qui entend bien profiter de lalliance ottomane pour mobiliser une hypothétique cinquième colonne
en vain.
Aux actes et aux fonctions correspondent des discours sur la guerre, discours sur lesquels lauteur se penche pour proposer une histoire du fait guerrier perçu par les Eglises : entre la théorie (guerre juste, guerre sainte, pacifisme, orthopraxie, etc.) et la pratique sétend un monde de discours et dattitudes, qui sinscrit également dans cette histoire spirituelle du conflit. A cet égard, la singularité vaticane seule Eglise incarnée dans un Etat - méritait un détour, ne serait-ce que pour se poser la question des rapports entre la papauté et lEglise catholique, dont luniversalité est ébréchée par la guerre et le défi de limpartialité, ou encore pour observer les discours pacifistes, les tentatives de médiations et autres appels, et au final, léchec de la note de paix. Si les discours pacifistes demeurent inaudibles ou travestis, il reste toutefois laction humanitaire, traditionnelle (la Croix Rouge) ou renouvelée, qui voit les Eglises abandonner le terrain des Etats pour se consacrer, retour aux sources, à celui des individus et des souffrances, de part et dautre du front.
Les sorties de guerre conclut logiquement ce riche ouvrage : dans une belle formule, lauteur résume la situation en montrant que le Te Deum résonne au même titre que le De Profundis, la victoire/la défaite alternant avec les pertes individuelles. Il est alors temps dun bilan dautant plus important quil est ample, du fait dun après guerre bouleversé (en Russie orthodoxe révolutionnée comme dans une Turquie qui avance vers la république laïque, ou une France qui se réconcilie avec lEglise catholique) et dune reconstruction immense, à léchelle du continent où les Eglises sont prises à parties. En effet, la question des deuils et des morts conclut cette synthèse, rendant aux Eglises leur fonction de pont entre deux mondes.
En conclusion, on ne peut que souligner la richesse de cet ouvrage, abreuvé à de multiples sources et à une large bibliographie, française et étrangère. Avec cette Histoire religieuse de la Grande Guerre, Xavier Boniface donne un ouvrage de référence sur la question, fruit damples lectures et dun questionnement solide. Une lecture indispensable pour tout amateur dhistoire de la guerre comme dhistoire religieuse, en ce quelle éclaire un angle parfois ignoré du conflit, ce continent des âmes en temps de guerre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 02/09/2014 ) Imprimer
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