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Un roman urbain, de l’action et de l’audace | | | Firminy-Vert. De l’utopie municipale à l’icône patrimoniale Presses universitaires de Rennes - Art & Société 2014 / 24 € - 157.2 ffr. / 361 pages ISBN : 978-2-7535-2929-8 FORMAT : 25,0 cm × 17,5 cm
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion). Imprimer
Une thèse universitaire absolument passionnante sur la naissance dun quartier, dans une petite ville industrielle, Firminy, proche de Saint-Chamond et de Saint-Étienne, au cur dun bassin stéphanois qui alors (au début des années 1950) était prospère, aujourdhui une région sinistrée en pleine reconversion. Clarisse Lauras, spécialiste dhistoire sociale et dhistoire de larchitecture (auteure dun très intéressant Les Arméniens à Saint-Étienne), analyse cette histoire étonnante («roman de laction municipale» pour reprendre lheureuse expression de sa préfacière, Taline Ter Minassian) de ses origines à nos jours.
«Firminy-Vert» est né de la volonté presque isolée dun homme politique, Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction de 1948 à 1952 et maire de Firminy de 1953 à 1971, qui voulut rassembler une équipe darchitectes (dont Le Corbusier) pour répondre aux problèmes de la reconstruction et du logement social dans la ville dont il venait dêtre élu premier magistrat. Personnalité originale, fils dun ouvrier ébéniste, ayant lui-même travaillé le bois (matériau auquel il tient à donner une large place dans son programme durbanisme), professeur de dessin, syndicaliste et résistant, militant du catholicisme social, lorsquil prend la mairie de Firminy en 1954, sa première décision est de faire réaliser un audit de la ville. Et de ce «ruban monotone de taudis» (p.81), il tient à faire un espace urbain modèle, avec des «palais ouvriers» (p.16), sans négliger limportance des espaces verts qui occupent 80% de la superficie. Bien au-delà dun simple projet de rénovation ou daménagement, il y a lambition de fonder un cadre de vie entièrement neuf qui forgera un «homo firminicus», une utopie sociale qui peut sappliquer dans le contexte particulier de la France des années 1950/60, marquée par lentrée dans la prospérité.
Linvention de ce quartier sinscrit dans un «air du temps» que lon retrouve à luvre ailleurs dans la France de la reconstruction et des débuts des Trente Glorieuses, par exemple à la Peupleraie, à Fresnes dans la banlieue parisienne. Les modèles peuvent aussi venir de plus loin : de lUnion soviétique, des pays scandinaves, des États-Unis. Aujourdhui décrié, cet urbanisme de grands immeubles, fondé sur le choix de la verticalité et du collectif, représente un véritable progrès à lépoque de sa construction dans une France qui se relève des destructions de la guerre. Eugène Claudius-Petit, en limposant, va à lencontre de lopinion peu attirée par cette modernité radicale, et fait preuve dun réel courage politique.
Cet urbanisme a été pensé dans les années trente, autour du mouvement dit de la Charte dAthènes (1933), dont un des théoriciens est Le Corbusier. Cest donc une ambition forte qui sexprime à Firminy au début des années 1950, comme lindique cette phrase extraite dun discours de Claudius-Petit lors de sa réélection en 1959 : «On essaye de faire sur une petite échelle ce que nous aimerions quil soit fait dans la France entière. On le fait avec des moyens réduits, ce qui nempêche pas laudace. Laudace est plus payante que la timidité».
Eugène Claudius-Petit, entouré des architectes André Sive, Jean Kling, Charles Delfante et Marcel Roux (architecte de la Peupleraie, Fresnes), avec la collaboration ponctuelle de Le Corbusier, tient à édifier un quartier neuf (immeubles dhabitations, équipements collectifs, cimetière) qui sappuie sur la ville existante et la revivifie, le «vert» de ce quartier neuf remplaçant le «noir» de la ville industrielle. Son projet sappuie sur de fortes convictions : «Lurbanisme est un puissant moyen de développement culturel et humain. Il permet la croissance harmonieuse de la Cité. Il apporte lordre dans léquipement, la construction, la circulation. (
) Il est aussi source de bien-être pour les hommes auxquels il redonne un cadre de vie «fait pour eux». Faire de Firminy une cité humaine, la plus belle, la plus heureuse, cest la tâche de léquipe municipale», écrit-il dans un article du 10 mars 1965 au titre explicite, ''Habiter-Circuler-travailler-Se cultiver''. Administrer une ville au XXe siècle cest répondre aux besoins des habitants en créant les conditions dune vie meilleure (Opinions, cité p.333).
Ce chrétien convaincu veut une église pour son quartier, ce qui sera luvre la plus longue à réaliser (elle ne sera achevée quen 2006) mais celle qui, paradoxalement, assure à la fois la célébrité de Firminy (elle est due à Le Corbusier) et loubli du fondateur. Clarisse Lauras reprend même lexpression latine très forte de «damnatio memoriae» pour décrire loubli quasi absolu dont la ville rénovée grâce à lui a recouvert son fondateur inventif. Son nom nest inscrit nulle part : ni rue, ni place, ni monument, ni école
En revanche, autour des réalisations (Unité dhabitation, Maison de la Culture, stade, église) de Le Corbusier (qui na pourtant pas été larchitecte principal du projet mais dont le nom est porteur
), les édiles ont conçu un parcours patrimonial qui assure aujourdhui une visibilité culturelle à Firminy-Vert, alors que lensemble urbain vit les difficultés communes à ces quartiers de logements sociaux et à leur évolution depuis le début des années 1980.
Clarisse Lauras analyse avec finesse et intelligence ces différentes évolutions, et les images successives du quartier quelle connaît bien. Louvrage est bien illustré et dans le cur du texte (en noir et blanc) et avec un cahier central en couleurs ; une bibliographie et un index le complètent. Un ouvrage universitaire, dune écriture fluide, qui devrait intéresser un vaste public car il se situe au cur de questions dactualité : la conception et la rénovation urbaine, les rêves darchitectes, la confrontation de lutopie et de la réalité, la question sans cesse posée du logement social et les réponses apportées.
Un beau livre à la lecture stimulante.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 27/01/2015 ) Imprimer | | |