|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| |
Les Républicains et leurs contradictions. | | | Pierre Kahn Daniel Denis Collectif L'école républicaine et la question des savoirs - Enquête au coeur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson CNRS éditions - CNRS Histoire 2003 / 30 € - 196.5 ffr. / 298 pages ISBN : 2-271-06176-8 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : Chercheur associé à la Bibliothèque nationale de France, Thomas Roman, diplômé de Sciences-Po Paris et titulaire d'un DEA d'Histoire à l'IEP, poursuit sa recherche en doctorat, sur les rapports entre jeunesse et nationalisme en France à la "Belle Epoque". Imprimer
Cest une somme danalyses impressionnante sur un monument de la pédagogie républicaine que livre ici léquipe de lIUFM de Versailles. Le dictionnaire pédagogique dirigé par Ferdinand Buisson ne méritait pas moins, car il sagissait en soi dune entreprise titanesque : avec près de 300 auteurs dont des représentants prestigieux de lUniversité de lépoque (Ernest Lavisse, Jules Steeg, Félix Pécaut, Camille Flammarion, Paul Bert, Emile Durkheim, Marcellin Berthelot, Elisée Reclus, etc.), cette bible de la pédagogie visait, dans ses deux éditions de 1878-1885 et 1911, à poser les bases de lenseignement républicain par une série de leçons types dans lensemble des matières enseignées. La première édition comportait en outre une encyclopédie des notions et préconisations théoriques sur les buts de lécole.
Ceux-ci ne sont pas aussi clairs quil le semble et cest un grand apport du présent ouvrage que de corriger et d'affiner la vision que lon a de lobjet, en fait méconnu, notamment dans sa dimension pédagogique. Laspect politique et idéologique de luvre a déjà été brillamment traité par P. Dubois dans Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson. Aux fondations de lécole républicaine (1878-1911) (Berne, Peter Lang), sans oublier larticle que lui a consacré Pierre Nora dans ses incontournables Lieux de mémoire. Mais ce dernier souligne lui-même, dans la préface quil donne au présent travail, le coup dil peut-être trop rapide porté sur une uvre quil ne faut pas réduire à une somme républicaine exposant clairement une doxa laïque dont les "évangiles" seraient Buisson, Ferry, Lavisse et dautres. «Contre toute attente, le Dictionnaire ne construit pas de doctrine morale et civique. Bien au contraire, il contribuerait plutôt à neutraliser les enjeux politiques et idéologiques des [
] disciplines, à les déplacer vers des enjeux pédagogiques», écrit Laurence Loeffel (p.37).
Car à la lecture du dictionnaire, les choses apparaissent comme beaucoup moins simples. Léquipe ici mobilisée, délaissant dailleurs laspect politique pour sintéresser proprement à la pédagogie, fait le constat dune étonnante diversité, dune tension entre tradition et modernité et de débats théoriques parfois violents. Il nest ainsi pas évident que le positivisme fut L'idéologie de lépoque, pas plus que le spiritualisme. Ce que montrent brillamment, par une étude patiente des textes et des occurrences dans le dictionnaire, les différents chapitres de louvrage. Chacun est consacré à une matière : instruction civique, français, littérature, histoire, géographie, sciences, mathématiques, travail manuel (trois nouveautés de la loi de 1882), dessin, gymnastique
Ce constat ne souffre-t-il cependant pas dune analyse trop serrée et spécifique des textes, perdant de vue le caractère général de loeuvre et ses intentions premières ? La question mérite dêtre posée car à trop rentrer dans les détails, léquipe oublie peut-être qui fut le maître duvre du célèbre dictionnaire et dans quel contexte historique il sinscrit : celui de républicains au pouvoir et dune volonté incontestée dacculturation républicaine. Dans larticle «Histoire», E. Lavisse écrit ainsi, pour le moins égal à lui-même : «linstituteur aura perdu son temps si lenfant ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau» (cit.p.23). Cest aussi relativiser peut-être limportance du courant protestant libéral dans cette école républicaine naissante, et le dictionnaire ici étudié. En littérature, cest à lépoque et dans le dictionnaire pédagogique notamment que naît lidée selon laquelle le siècle de Louis XIV constitua un apogée des lettres françaises. «Les classiques remplirent une fonction didentification culturelle, la visée patrimoniale est centrale, doù limportance des thèmes patriotiques et nationaux», explique Martine Jey (p.90).
De grandes oppositions charpentent néanmoins les discours : par exemple, entre laspect proprement éducatif et la dimension pratique dans certaines matières (un grand débat oppose ainsi, pour le dessin, les tenants de lart et ceux de la science). Au-delà de linculcation républicaine, un enjeu principal est ici mis à jour, révélateur des tensions internes au camp républicain, celui de la conservation sociale et de léventuelle émancipation des classes populaires. Entre tradition et progressisme, ces débats font partie dun projet de moralisation des masses cher à Ferry, passant par un conservatisme mettant à mal lautre grand projet républicain de promotion sociale ou méritocratie.
Contre ce qui apparaît dès lors comme une véritable légende républicaine, les contributions de cette publication apportent des arguments de poids. Lapproche pédagogique et lanalyse quasi exhaustive des deux éditions en rebuteront plus dun et décevront ceux qui sattendaient à une étude plus politique. Mais nous avons là un utile complément aux travaux précédemment cités, éclairant dun jour nouveau les débats pédagogiques fondateurs de notre tradition scolaire, et auxquels les débats pédagogiques les plus contemporains mériteraient peut-être de venir sinspirer.
Thomas Roman ( Mis en ligne le 22/06/2004 ) Imprimer | | |
|
|
|
|