Annie Jourdan Alan Forrest Jean-Paul Bertaud Autrement - Mémoires 2004 / 19.95 € - 130.67 ffr. / 289 pages ISBN : 2-7467-0548-6 FORMAT : 15x23 cm
L'auteur du compte rendu: Natalie Petiteau, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Poitiers, est historienne de la société du XIXe siècle et de la portée des années napoléoniennes. Elle a notamment publié Napoléon, de la mythologie à l'histoire (Seuil, 1999) et Lendemains d'Empire: les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle (Boutique de l'histoire, 2003).
Elle est par ailleurs responsable éditorial du site http://www.calenda.org. Imprimer
En cette année de commémoration du centenaire de lentente cordiale, Jean-Paul Bertaud, Alan Forrest et Annie Jourdan, tous trois excellents connaisseurs de la période révolutionnaire et impériale, proposent de revenir sur un temps autre des relations franco-britanniques. Ils livrent ici une étude de la guerre des mots et des images qui a eu lieu entre les deux nations, guerre qui na pas été sans échos à loccasion des divergences de positions face au conflit actuel en Irak. Pour ce faire, ils analysent presse et répertoire théâtral, peinture et sculpture, chanson et imagerie populaires, autant de médias au travers desquels il sagit de saisir les stéréotypes diffusés par chacun des deux protagonistes au sujet de son ennemi.
Un premier chapitre, écrit collectivement par les trois auteurs, revient sur les origines dune phobie, pour rappeler comment linimitié est née de linvasion de lAngleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. La guerre de Cent Ans développe ensuite de part et dautre un sentiment national constitué entre autres du mépris de lautre. LAngleterre devient perfide, et les Français sont perçus comme des vilains. La guerre des images est née. Ce qui nempêche pas lémergence, finalement, dune anglophilie, devenant même anglomanie après 1740. Mais la guerre de Sept Ans laisse ressurgir langlophobie dès 1756, qui laisse place à une nouvelle anglophilie dans les débuts de la Révolution. Parallèlement, en Angleterre, on observe encore une méfiance à légard de la France de la part de certaines catégories sociales, mais une approbation des mutations politiques dans dautres groupes, le tout laissant de nouveau place à une indéniable francophobie après la mort de Louis XVI. Il y a finalement ambivalence au XVIIIe siècle, tout à la fois ou successivement attirance et rejet, admiration et dégoût, ces regards croisés mettant en évidence des éléments identitaires des deux nations.
Jean-Paul Bertaud consacre ensuite un chapitre au regard des Français sur les Anglais à partir de lan II. Tandis que les Français sont vus par les Anglais comme des brigands, lAngleterre devient en France un royaume de liberticides, la Convention montagnarde multipliant les discours anglophobes. Toutefois, dans la presse que Bonaparte diffuse depuis les armées dItalie puis dEgypte, langlophobie demeure sans excès. Lanalyse de Jean-Paul Bertaud vient ensuite confirmer à quel point Bonaparte a utilisé la propagande, le thème de la perfide Albion permettant de justifier Brumaire. Les images et texte diffusés ensuite au sujet des dangers que lAngleterre fait planer sur la France et lEurope aident à justifier létablissement de lEmpire. Bientôt Guillaume le Conquérant et Jeanne dArc sont utilisés comme référents dans le contexte des projets de débarquement en Angleterre. Langlophobie figure dès lors constamment dans les images que les médias contrôlés par le gouvernement impérial semploient à diffuser pour influencer lopinion, anglophobie qui, au gré des circonstances, unit ou non en une même condamnation gouvernants et populations britanniques. Pamphlets et articles de presse en viennent donc à dépeindre le peuple anglais, figuré par John Bull, comme stupide et intempérant, brutal et cruel, et même cupide : cest donc pour le salut de toute lEurope quil convient de le combattre. Les caricatures semploient notamment à souligner que dans son entêtement à se dresser contre lhéritier de la Révolution, Albion court à sa ruine. Au total ce chapitre de Jean-Paul Bertaud montre tout lintérêt des sources ici mises en uvre et parfaitement maîtrisées par lauteur, qui met dailleurs fort bien en évidence la chronologie de lutilisation de telle ou telle image et la façon dont lEmpire est parvenu à mobiliser la plume dun certain nombre décrivains.
Alan Forrest analyse ensuite le regard inverse, celui de lAngleterre sur la France napoléonienne. Les Anglais connaissent les Français dabord au travers de lémigration française, présente notamment à Londres ; ces hommes et ces femmes qui ont fui leur pays suscitent initialement la pitié plus que lantipathie, après quoi ils sont perçus comme un fardeau social. A propos de la situation politique française à partir de 1792, on insiste sur le fait que cette instabilité met en danger la Grande-Bretagne et lEurope, et l'on sinquiète de linfluence que pourraient avoir les idées françaises sur les droits de lhomme, sur le républicanisme, sur le suffrage universel. Alan Forrest livre alors une fine analyse des penchants des radicaux puis des auteurs antirévolutionnaires, qui condamnent lanarchisme et lathéisme de la Révolution française.
Quant aux représentations de la France en révolution - notamment celles du célèbre caricaturiste James Gillray -, elles reprennent les clichés traditionnels dune nation mal nourrie, sauvage et arriérée, et elles dénoncent la violence populaire. Les attaques contre Bonaparte commencent pour leur part en 1797 et lon raille bientôt son ambition lors de la campagne dEgypte. On observe en revanche avec attention le Consulat, qui est finalement apprécié parce quil annonce le retour à lordre. Les représentations de la France se modifient alors, guillotine et coq gaulois disparaissent, tandis que la France est de plus en plus assimilée à Bonaparte seul, bientôt symbole du despotisme : «le rejet de Napoléon devient un élément indispensable pour la construction de lidentité britannique», souligne Alan Forrest, qui prouve ainsi tout lintérêt de létude de ces regards croisés. Bonaparte incarne finalement la corruption, lusurpation et la cruauté de la guerre. Les collaborateurs de Napoléon et la société de la nouvelle cour sont également vilipendés pour leur arrivisme et leur ignorance. Noublions pas cependant que limage de Napoléon subit en Angleterre une radicale mutation au cours de lexil hélénien : apparaissent alors de la pitié et même de lémerveillement.
Annie Jourdan propose un troisième volet sur «lEurope et lAmérique au bon vieux temps de Napoléon». Sous ce titre un peu maladroit, elle élargit géographiquement lapproche et propose ici de découvrir les stéréotypes moins connus et plus rares diffusés notamment dans le reste de lEurope, où le poids de la censure dune part, la chronologie des alliances avec la France dautre part, ont rendu beaucoup plus sporadique la «guerre médiatique». Il ny a guère, en Europe, que les Provinces-Unies qui connaissent abondance de journaux, de pamphlets et de caricatures. En fait Europe et Amérique alternent entre francophobie et anglophobie, selon les intérêts menacés et la puissance menaçante.
En faisant une belle synthèse de ce quapportent les auteurs contemporains ainsi que les travaux récents des historiens, Annie Jourdan dessine une géographie et une chronologie des perceptions de la Révolution puis de lEmpire français. Mais elle montre en même temps comment lAngleterre est loin davoir joui systématiquement dune image positive, son arrogance irrite, sa corruption est dénoncée. Enfin, lun des grands intérêts de ce chapitre est de proposer à grands traits une relecture de la mythologie napoléonienne jusquau XXe siècle, relecture prolongée dans la conclusion signée par la seule Annie Jourdan. Elle tente dy éclairer les raisons de la longévité du mythe de Napoléon. Mais ne donne-t-elle pas elle même trop dimportance à ce mythe en soutenant que les Français estimeraient finalement se contempler eux-mêmes en contemplant Napoléon, et que Anglais et Européens auraient à leur tour fini par ne plus voir les Français quà lombre de lempereur? Pour ce qui est de laprès 1815, une telle affirmation est exagérée. Reste que le texte laisse planer lambiguïté sur la chronologie à laquelle pense lauteur en écrivant ceci. On doit en tout cas saluer le mot de la fin, par lequel Annie Jourdan montre que si Napoléon peut revenir sur le devant de la scène des grands hommes à la faveur dun bicentenaire quelque peu téléguidé, ce sera en fondateur de lEurope moderne ou du Code civil.
Le seul reproche que lon peut faire à ce livre est quil contient moins de reproductions de caricatures que ce à quoi lon sattendait, et lon aurait aimé aussi quelques reproductions en couleur. Mais on sait ce que sont aujourdhui les contraintes éditoriales. Quoi quil en soit, l'ouvrage apporte un élément essentiel au débat sur langlomanie en montrant comment elle nest ni de toutes les périodes, ni de toutes les catégories sociales, ni toujours de la même intensité. Au total, ce livre bien écrit est appréciable aussi pour son souci des nuances et plus encore pour lart avec lequel il montre tout lintérêt de lhistoire des représentations, y compris dans la nécessaire mise en perspective des relations internationales.
Natalie Petiteau ( Mis en ligne le 12/10/2004 ) Imprimer
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