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Au temps où le fascisme triomphait | | | Angelo Tasca Naissance du fascisme - L'Italie de l'armistice à la marche sur Rome Gallimard - TEL 2004 / 11 € - 72.05 ffr. / 502 pages ISBN : 2-07-076419-2 FORMAT : 13x19 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Parmi les études contemporaines classiques sur le fascisme comme phénomène politique (Pietro Nenni en 1926, Gaetano Salvemini en 1928), puis comme régime établi, Naissance du fascisme dAngelo Tasca est sans doute lune des références les plus importantes : dès 1938, il proposait du phénomène une analyse dont lécho se retrouve encore dans des travaux récents (notamment le récent ouvrage de S. Lupo, dans son analyse des querelles internes au mouvement puis au parti). Il sagissait alors, selon sa formule, de définir le fascisme (notion floue alors) en en faisant lhistorique. Novateur, il livrait ainsi une première histoire interne du mouvement. Les éditions Gallimard rééditent ce texte dense, engagé, dune richesse indiscutable, et qui offre du fascisme naissant et triomphant, dans une Italie bouleversée, un tableau à la fois pensé et vécu.
Lauteur, Angelo Tasca, est lun de ces hommes de gauche, militant né, dont le parcours politique suit les méandres du siècle. Socialiste révolté puis communiste marginal, il assiste, impuissant, à la montée du fascisme en Italie avant de fuir, en 1926, sur linjonction du parti communiste. Il est vrai quentre-temps, Mussolini a interdit tous les partis
Toutefois, Tasca, à Moscou, est un réfugié des plus critiques, notamment à légard du stalinisme. Cela lui vaut son exclusion du PCI, et un retour à la case départ socialiste, accompagné dun exil parisien. Cest de là que, après quatre années de recherches et de lectures, il publie son étude, en français, analysant par rebond la situation du communisme au prisme des événements italiens. Signalons demblée quil écrit au temps dun fascisme triomphant, objet dun consensus par la population italienne. Vu de Paris, son exil semble donc définitif, mais cest avec dautant plus de lucidité quil examine lhistoire récente de lItalie.
Dans une première partie, Tasca évoque lentrée en guerre de lItalie, ce Maggio radioso qui éclaire dune lumière crue un Mussolini pragmatique, passé du neutralisme et du pacifisme militant à linterventionnisme engagé (et stipendié). Le leader socialiste, directeur de lAvanti et lune des étoiles montants du parti, rompt avec éclat (rupture compulsive selon Tasca) pour lancer son propre journal, Il Popolo dItalia, et sengager dans le débat interventionniste. La guerre lui sert à forger une image (de combattant brièvement et de militant nationaliste proche des arditi) quil exploite dès 1919. En effet, lItalie daprès-guerre a des attentes nombreuses (le mythe dune «constituante», les promesses du pacte de Londres, le partage des terres
) et de nombreuses déceptions : aux déçus de la vittoria mutilata, il manque un point de ralliement... La «4ème Italie» doit naître, mais elle trouve son origine sur les rives de la Dalmatie, à Fiume. Très attentif à la montée des nationalismes dans lItalie daprès guerre, Tasca évoque largement la personnalité de dAnnunzio et laffaire de Fiume, et montre les relations entre le poète et le politicien (qui la abondamment plagié). Partant de là, il suit à la trace le chef populiste, dissèque son entourage, ses alliances parfois conflictuelles, lévolution de sa doctrine et de son discours en fonction des urgences de lheure. Une conviction simpose : dans le fascisme, la tactique (et notamment le culte du chef) simpose à lidéologie. Dans la crise de lItalie daprès-guerre, Mussolini sait constituer un parti hétéroclite à partir des déçus de tous bords, une «somme infinie de contradictions» comme le définissait R. de Felice. Le fascisme naît de cette agitation, comme dun ensemble de crises (crise économique, crise de lEtat italien, crise au sein de la gauche
).
Mais A. Tasca sait également montrer les difficultés du duce à gérer un mouvement aussi hétéroclite, rassemblant pêle-mêle des squadristes violents menés par leurs ras, des classes moyennes éprises de sécurité et de stabilité, des politiciens carriéristes, des industriels soucieux de paix sociale
Bref, Mussolini doit déployer des trésors dhabileté ou dautoritarisme, user du Popolo dItalia et du discours, pour discipliner les uns et convaincre les autres. Entre un Etat mutique ou complaisant, une classe politique hébétée, et une gauche désorganisée, le mouvement fasciste simpose à partir de la fin 1920, alors que parallèlement, le mouvement ouvrier seffondre.
Lédition de 1938 sachève sur les lendemains de la marche sur Rome, menace récurrente devenue réalité. Toutefois, cette édition est agrémentée dun épilogue conclusif, synthétique, dans lequel un Tasca militant communiste devenu très critique évalue les responsabilités des uns et des autres dans le destin de lItalie entre 1919 et 1922. Certes, louvrage est principalement écrit - dixit lauteur pour anéantir la thèse défendue par les fascistes dun fascisme de défense, victorieux contre le bolchevisme, mais Tasca juge que le bolchevisme en Italie sest suicidé par autisme politique, et ne lépargne donc guère. Enfin, la postface, datée de 1950, fait le bilan de louvrage, depuis le projet initial (une commande pour une série, Histoire des révolutions modernes) jusquà son impact en Europe, et particulièrement dans les gauches européennes, dans une période critique. Prémices pour une histoire des gauches finalement restée dans les limbes ?
Certes, il existe inévitablement quelques scories, comme cet ambassadeur Jean Barrère (pour Camille Barrère), mais le texte, très littéraire, se lit avec plaisir autant quavec intérêt, malgré son côté parfois militant (assumé : Tasca parle dun «devoir politique»). Le récit, écrit avec aisance, constitue un témoignage magistral sur le développement de lidée fasciste, jusquà la conquête du pouvoir. Tasca excelle en particulier dans lart des portraits, et sait tracer en quelques lignes le profil dun homme (ainsi, Mussolini, comparé à un mélange dErostrate et de Mr Jourdain
). De même, il a indiscutablement lart des formules et le goût des belles analyses. A cet égard, le premier épilogue est une magnifique démonstration sur les causes de lavènement du fascisme. Quant à la postface, elle constitue un document dhistoriographie utile, une étude «après coup» sans complaisance.
Bref, un texte nécessaire, précurseur, reflet dune certaine perception marquée par lidéologie, et qui trouvera sa place en contrepoint des analyses plus distanciées et plus informées du renouveau actuel des travaux sur le fascisme en France.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 01/02/2005 ) Imprimer
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