| Antoine Compagnon Les Antimodernes - De Joseph de Maistre à Roland Barthes Gallimard - Bibliothèque des idées 2005 / 29.50 € - 193.23 ffr. / 464 pages ISBN : 2-07-077223-3 FORMAT : 14x22,5 cm
L'auteur du compte rendu : Chercheur associé à la Bibliothèque nationale de France (2004/2005), Thomas Roman, diplômé de Sciences-Po Paris et titulaire d'un DEA d'Histoire à l'IEP, poursuit sa recherche en doctorat, sur les rapports entre jeunesse et nationalisme en France à la "Belle Epoque". Il est le responsable de la section "Histoire & sciences sociales" de Parutions.com. Imprimer
Dans la nébuleuse intellectuelle et politique de droite, un travail de taxinomie simpose pour distinguer le libéral du conservateur et identifier, dans chaque ensemble, des sous-ensembles pertinents, avec leurs interpénétrations, leurs possibles passerelles. Une démarche analogue simpose aussi à gauche
Cest donc tout le mérite dAntoine Compagnon, professeur de littérature française à la Sorbonne, de débroussailler le maelström idéologique de la frange la plus droitière de la droite française.
Car ici plus quailleurs, les nuances abondent, qui appellent autant de quiproquos. Entre le traditionaliste catholique et le jeune loup fasciste de lentre-deux-guerres, quid du réactionnaire ? Du conservateur ? Du libéral conservateur, orléaniste tombé en réaction sous les coups de boutoir dune modernité jugée dérangeante ? Un peu de rangement est nécessaire et tout idéal-type est le bienvenu !...
Cest au rapport dune certaine pensée de droite à la modernité que lauteur consacre le présent essai. A partir de cas détudes, formant la seconde partie de louvrage («Les Hommes»), Antoine Compagnon illustre le modèle proposé dans la première partie («Les Idées») : lantimoderne, hexagone intellectuel, se définirait en effet par six figures. Obsédé par la Révolution française (figure historique et politique), lantimoderne est un critique de la philosophie des Lumières (figure philosophique), un pessimiste intrinsèque guidé par lidée de mal (figure morale) et de péché originel (figure religieuse). Ce bagage se traduit dans un rapport particulier au sublime, aux beautés violentes de la mélancolie (figure esthétique), et dans un style nourri de cette violence, volontiers pamphlétaire et imprécateur (figure de style).
Ce dont lauteur convainc bien son lecteur, cest de lappartenance de ces intellectuels au mouvement de la modernité, une appartenance certes boudeuse mais essentielle ; ce sont des «modernes déchirés», des «modernes intempestifs» (p.7). Cest dans les termes mêmes de la pensée moderne quils avancent contre elle, non dans lespoir dun retour au passé, mais dans celui de lamélioration du présent sous ses auspices. Lantimoderne est un orphelin du présent sans réel idéal davenir. Cest un pessimiste (ce en quoi Lamennais comme Bonald, pour A. Compagnon, ne furent pas des antimodernes). Dandy (Huysmans), poète (Baudelaire), prophète amphigourique (Joseph de Maistre), lantimoderne est antidémocrate et ennemi des «Illusions du Progrès» (Sorel). Dune plume toujours acérée et difficile, cest un combattant, animé de lénergie du désespoir.
Chaque chapitre de la première partie développe lune des six figures, à force citations dont lamoureux des lettres se régalera. A partir de cela, lauteur développe dans les chapitres suivants quelques exemples, pour montrer la pertinence comme les limites de son objet : on est toujours le moderne de quelquun et lantimoderne dun autre ! Chateaubriand, de Maistre et Lacordaire (1), Renan et Léon Bloy (2), Péguy, Sorel et Maritain (3), Thibaudet (4), Benda (5), Gracq et Monnerot (6), Roland Barthes enfin (7), sont les balises retenues par lauteur dans son parcours historique. Maintes autres manquent, que lon aurait aimé redécouvrir ici, et lauteur sen excuse.
Pouvait-il néanmoins faire léconomie de ce que devient ce courant de pensée dans le tumulte des années trente ? Drieu ? Brasillach ? Rebatet ou Céline ? Et leurs épigones Hussards au sortir de la guerre ? Tous auraient mérité une mention, ne serait-ce que pour mieux situer la pensée antimoderne par rapport au fascisme à la française. Peut-être lauteur a-t-il préféré ici esquiver un débat que lon retrouve souvent ailleurs. Cest dommage
Antoine Compagnon se fait ainsi discret sur lessoufflement de cette tendance, sur ce quelle est ou serait aujourdhui. Barthes, que lauteur a connu, serait devenu antimoderne sur ses vieux jours, passé le temps des amours davant-garde, comme soumis à la loi entropique
On sent bien par contre lapplication dA. Compagnon à dédouaner le courant de toute accointances avec lAction française. Le distingo a ses raisons dêtre mais lauteur ne force-t-il pas trop le trait, lAction française conservant dans les lettres nationales une aura à la fois importante et suspecte ?
Maurras, trop cartésien, trop peu pascalien, antiromantique féroce, classique droit et froid, finalement veule quand vient le moment du coup de force (le 6 février 1934), ne serait pas un antimoderne
Certes
Pourtant, la géométrie maurrassienne cadre bien avec lhexagone identifié par Antoine Compagnon, sauf pour le pessimisme ontologique dont ne sembarrassait en effet pas le chef dAction française. Mais Barthes comme Thibaudet ou Benda népousent pas non plus parfaitement le prototype de lantimoderne. Seul Péguy, «modèle parfait de lantimoderne» (p.214), si souvent inclassable, trouverait ici sa place
Or Péguy, cest lélan républicain, lénergie dreyfusarde, la mort au combat : lalibi en effet total à droite, un nationaliste catholicisant venu des idéaux de gauche sans jamais les avoir reniés
Bref, Les Antimodernes stimule fortement, contente grandement, sans parler du plaisir de lecture dune plume aussi sure et raffinée que celle dAntoine Compagnon. Essai littéraire plus quétude historique, louvrage peut aussi décevoir, souvent impressionniste, incomplet. Mais cest la loi du genre...
Thomas Roman ( Mis en ligne le 25/09/2005 ) Imprimer
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