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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Mouroir, creuset, garderie | | | Ivan Jablonka Ni père ni mère - Histoire des enfants de l'Assistance publique (1874-1939) Seuil - XXe siècle 2006 / 24 € - 157.2 ffr. / 367 pages ISBN : 2-02-083931-8 FORMAT : 14,5cm x 20,5cm
Lauteur du compte rendu : Mathilde Larrère est maître de conférences en Histoire contemporaine à l'université Paris XIII et à l'IEP de Paris. Imprimer
Lhistoire de la famille et de lenfance mobilisant plus souvent les modernistes ou les médiévistes, les contributions de la contemporaine sont à marquer dune pierre blanche. Cest le cas de louvrage dIvan Jablonka sur les enfants assistés.
Borné en amont par la loi Roussel (1874) qui instaure un contrôle sanitaire des nourrices et témoigne par là de limplication de lEtat dans la protection de lenfance, et en aval par le remplacement dune logique dassistance par des politiques dassurance (fin des années 30), le travail d'I. Jablonka porte sur les enfants de lAssistance publique (AP). Les enfants assistés ont des histoires, des origines diverses : enfants trouvés sous les porches des églises, enfants abandonnés suivant une procédure légale (environ 15 000 par an), enfants «récupérés» par lEtat au terme de procédures de déchéance parentale, pour causes de mauvais traitement ou d«abandon moral», enfants mis en dépôt par des parents momentanément incapables de sen occuper (maladie, internement, mobilisation). Tous ces enfants, pris en charge par lAssistance publique, finissent par avoir un destin assez proche. Avant treize ans, ils sont envoyés à la campagne, dans des familles nourricières, puis placés à gage comme ouvriers agricoles et domestiques dans ces familles ou dans dautres exploitations rurales. Tous souffrent de la même image dévalorisée, de vexations diverses et de souffrances propres à leur condition denfants sans parents.
Bien que dégageant les trois temps dun plan chronologique - qui verrait se succéder le temps de lAssistance publique «mouroir» (quand les enfants abandonnés mouraient massivement), «creuset» (quand, à partir des années 70, lAP, investie par le pouvoir médical, sauve ces enfants de la mort et cherche à les moraliser à la campagne) puis «garderie» (quand, après la Première Guerre mondiale, la fin des nourrices et lautorisation des procédures dadoption transforme lAP en vivier pour les couples sans enfants, mais également en garderie temporaire des enfants mis en dépôt), lauteur nous propose finalement trois parties thématiques. La première partie est centrée sur la question de la légitimité parentale. Lauteur questionne dabord les liens de lassisté avec sa famille biologique. Rappelant les causes majeures de labandon (illégitimité et misère), il montre aussi des parents parfois soucieux de récupérer leurs enfants (à lexemple de la mère de Jean Genet) et se heurtant au refus de lAP. Mais correspondance sauvage, visites éclairs, pugnacité croissante des parents et évasions permettent parfois de renouer les liens biologiques. Le deuxième chapitre, centré sur la figure du directeur dagence régionale de lAP et père de substitution, pose rapidement la question de la tutelle légale et montre surtout luvre de moralisation de ces enfants. Ivan Jablonka sattache ensuite dans un riche chapitre à percer les liens affectifs qui lient les assistés à leurs parents nourriciers. Il y étudie aussi les bouleversements opérés, pour les enfants comme pour les familles daccueil, par lautorisation de ladoption des assistés après la Première Guerre mondiale.
La deuxième partie étudie le traitement de défaveur réservé à lenfant sans parents. Un chapitre présente les divers stigmates des pupilles (du collier scellé à la vêture passée de mode, en passant par le nom ridicule), les violences et humiliations quils subissent, et la psychopathologie de lenfance assistée. Lauteur analyse ensuite les misères physiques de labandonné : si, à la fin du XIXe siècle, au terme du combat pasteurien mené par lAP, labandon ne voue plus lenfant à une mort quasi certaine, et si, par rapport à la population globale, les pupilles profitent au XXe siècle davantages (allaitement sein, surveillance médicale, vaccination, soins sérieux en cas de maladies), ils restent pourtant plus exposés au froid et à la faim, souffrant de malformations diverses, de maladies chroniques et dune croissance inférieure aux enfants de familles. Louvrage analyse ensuite lintermède scolaire, temps démancipation mais aussi de stigmatisation sociale et déchec. Passé le primaire, lAP refuse généralement de prolonger la scolarité de ses pupilles, noffrant aux meilleurs quun bon enseignement professionnel, leur interdisant une véritable promotion sociale. La troisième et dernière partie, plus anecdotique, sintéresse à linsertion des assistés, à leur devenir professionnel et familial. Lagrarisme de lAP vise à maintenir les enfants sur la terre, ce qui signifie, en labsence de capital de départ, un blocage aux plus bas échelons de la domesticité et du salariat agricole, cependant que leur condition dassistés semble les prédisposer aux humiliations, violences et infériorités salariales. Ivan Jablonka présente aussi quelques traits de la sociabilité et des plaisirs de ces jeunes gens. Il suit les hommes au service militaire et les jeunes filles dans le mariage et la maternité.
Ni père ni mère ressuscite donc un univers de filles-mères, de nourrice, de gratte-papier, en faisant entendre les voix qui vibrent dans les archives et qui tracent des destins de solitude, dhumiliation, mais aussi parfois de liberté et damour. Au croisement de lhistoire de lEtat et de celle de la société rurale, l'ouvrage nous livre lanalyse dune institution républicaine portée par un paternalisme détat qui vise à moraliser les enfants tout en vitalisant les campagnes fragilisées par lexode rural, livrant les deux combats de la fin du XIXe siècle contre la mortalité infantile et lanalphabétisme, mais militant pour limmobilité sociale et maintenant la stigmatisation de ces enfants.
Mathilde Larrère ( Mis en ligne le 27/06/2006 ) Imprimer
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