| Eric Mension-Rigau Boni de Castellane Perrin 2008 / 22 € - 144.1 ffr. / 347 pages ISBN : 978-2-262-01571-8 FORMAT : 15,5cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban: l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.). Imprimer
Boni ne peut être comparé à personne, sinon à Boni lui-même. Célèbre en son temps, célèbre il est resté, sans avoir été ni homme politique de premier rang, ni grand écrivain, ni artiste illustre, ni comédien de génie. Politique, écrivain, artiste, comédien, il la été par intervalles, ces rôles secondaires seffaçant devant son rôle principal dhomme du monde et daristocrate français. Sil fallait absolument chercher des parallèles à celui qui aurait inspiré le Saint-Loup de La Recherche du temps perdu, on pourrait dire quil fut aux alentours de 1900 ce quavait été Alfred dOrsay vers 1830 ou ce quallait être le duc de Windsor aux alentours de 1950 : larbitre des élégances parisiennes, une star avant la lettre.
Arrière-petit-fils dun maréchal de France, Boniface de Castellane est né en 1867 dans une famille antique, alliée aux Talleyrand-Périgord et aux Radziwill. Ce nest pas sa naissance qui fit son illustration, mais un richissime mariage : en 1895, il épouse Anna Gould, fille dun magnat américain des chemins de fer. Dans lancienne noblesse, Boni nest ni le seul ni le premier à «fumer ses terres» grâce à une alliance financière, mais nul autre que lui naura dépensé avec autant de panache la fortune ainsi mise à sa disposition. Ce sont les tenues des meilleurs faiseurs pour Anna et pour lui, le plus bel équipage de Paris, une écurie de course, un hôtel particulier avenue Bosquet, un yacht de 75 mètres, le Valhalla, des chantiers de toutes sortes, des uvres de charité sans nombre. Boni éblouit Paris par des réceptions et des fêtes dignes dun chef dÉtat, comme la «fête des Acacias» donnée le 10 juillet 1896 ; entre 1896 et 1899, il fait bâtir un hôtel inspiré du grand Trianon, le Palais Rose, entre lavenue Malakoff et lavenue du Bois, où il reçoit les têtes couronnées ; en 1899, il achète le château du Marais, à Saint-Chéron, et y commence des travaux colossaux ; en 1902, il achète le château de Grignan, en Provence, ancienne demeure de ses ancêtres. De 1898 à 1910, Boni est en outre député de larrondissement de Castellane, et réussit à être à la fois républicain modéré dans sa circonscription et nationaliste de tendances monarchistes dans lenceinte du Palais-Bourbon.
La splendeur de Boni disparaît en un jour, le 26 janvier 1906. Lasse dêtre trompée et surtout effrayée par les prodigalités de son époux il a dépensé en dix ans de mariage léquivalent de 250 millions deuros daujourdhui , Anna se sépare de lui. Boni est mis à la porte du Palais Rose et le divorce est prononcé à la fin de lannée. Comble de disgrâce, Mme de Castellane se remarie en 1908 avec le duc de Talleyrand-Périgord, cousin de son premier mari. Le divorce consommé, Boni se retrouve ruiné. Pour subsister, le noceur se fait conseiller en haute décoration et agent des grands antiquaires de la place Vendôme. Il continue par ce biais dinfluer sur le goût des amateurs pour lart des XVIIe et XVIIIe siècles, comme il a pu le faire avant sa chute en étant lui-même bâtisseur et collectionneur. Lancien maître du Palais Rose reste aussi une personnalité parisienne de premier plan, à la recherche dune influence politique et diplomatique. Avant comme après la Première Guerre mondiale, il uvre vainement pour défendre lintégrité de la Monarchie austro-hongroise, quil considère comme un rempart contre les ambitions de lAllemagne. La fin du conflit mondial, qui marque lavènement de sociabilités nouvelles, correspond également à la fin de sa prépondérance mondaine. La paix revenue, Boni sera un des fondateurs de La Demeure historique et mourra, réduit à une gêne toute relative, en 1932.
Figure populaire du Paris de 1900, pain béni pour la presse à sensation, Boni est loin davoir remporté tous les suffrages dans son propre milieu, où son luxe et son goût de la notoriété ont été sévèrement jugés. On ly a trouvé «pincé, sanglé, cambré», et, dès avant son mariage, le jeune marquis de Castellane a été blackboulé lors de sa candidature au Jockey Club, «avec un nombre insultant de bulletins hostiles».
Historien et sociologue de laristocratie et de la grande bourgeoisie quil a étudiées dune plume spirituelle (Aristocrates et grands bourgeois, 1994), Éric Mension-Rigau nest pas loin de partager les préventions des salons les plus austères du faubourg Saint-Germain à lencontre de Boni de Castellane. Il a rassemblé une solide documentation, il a accédé aux archives de famille, mais il nest pas certain quil ait cédé à la séduction de son personnage. En historien et en sociologue, il a replacé Boni dans son contexte politique (le nationalisme), social (les derniers feux de lancienne société) et culturel (la nostalgie de lAncien Régime), il la suivi tout au long de sa vie, donnant autant voire plus de place aux années du déclin (1906-1932) quà celles de lapothéose (1895-1906).
A cet exercice, Boni perd beaucoup de son éclat, comme tout héros qui se dépouille peu à peu des attraits de la jeunesse. En outre, on voit bien ce quil a été, mais on ne sattarde pas assez sur ce quil a fait. Car il y a bien une uvre de Boni, qui nest pas littéraire (Boni, brillant causeur, est prosateur assez fade), ni politique (son action en politique intérieure ou extérieure na jamais été couronnée de succès), mais artistique. Sans être peintre, architecte ou historien de lart, Boni est lhomme dun goût, quil manifeste dans ses fêtes et dans ses bâtiments. Ce goût pour lart français des XVIIe et XVIIIe siècles nest plus celui, encore naïf, de la Monarchie de Juillet et du Second Empire. Il est plus savant, plus archéologique, plus raffiné. Il manque en fait à cette biographie une cinquantaine ou une centaine de pages supplémentaires, qui auraient montré le caractère original ou non du goût de Boni dans la génération de 1900 et linfluence que ce goût a pu avoir sur les générations suivantes. Il y manque une étude approfondie du Palais Rose et des autres chantiers du mari dAnna Gould, au château du Marais mais aussi dans ses demeures parisiennes successives, de 1906 à 1932.
Ce quon devine, à lire les quelques pages quÉric Mension-Rigau consacre à ce sujet, à regarder le très beau cahier photographique placé au milieu du volume, cest que la postérité esthétique de Boni et de sa génération est immense. On leur doit sans doute une certaine conception du patrimoine historique, encore vivante de nos jours dans les travaux de restauration de Versailles, habités par le sens du pastiche érudit. On leur doit aussi une certaine idée du «grand goût», riche mais patiné, tantôt profus et tantôt dépouillé, qui, de châteaux en hôtels particuliers, de décorateur en décorateur, perdure jusquà aujourdhui dans les élites françaises.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 06/06/2008 ) Imprimer
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