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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

La fabrication d'Hitler
Ian Kershaw   Hitler. 1889-1936 : Hubris
Flammarion 1999 /  30.38 € - 198.99 ffr. / 1160 pages
ISBN : 2-08-212528-9
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Si un nom risque de dominer la mémoire du siècle qui s'achève, c'est malheureusement peut-être celui de Hitler dont beaucoup aujourd'hui voient en lui l’incarnation du mal absolu. Son ombre sur le siècle est manifeste à la lecture de l’ample bibliographie qui, depuis un demi-siècle, se concentre sur cette époque, le nazisme et la Shoah qui en fut le produit le plus terrible. Une recension récente de cette production ne décompte pas moins de 120 000 études sur Hitler et l'Allemagne nazie.

Traditionnellement, l'historiographie oppose les historiens intentionnalistes aux fonctionnalistes. A ceux persuadés que le nazisme ne fut que la réalisation d'un plan échafaudé de longue date par un homme qui y serait parvenu par le triomphe de la volonté - école historiographique fidèle à l'image que le Führer donna de lui dans ses écrits, Mein Kampf en tête -, répondent ceux qui situent le drame nazi dans son historicité, le contexte social et économique, mais aussi culturel et politique de l'époque. Plusieurs variantes amplifient, ou, au contraire, minimisent le rôle joué par Hitler dans la catastrophe historique. Une approche marxiste insistera sur les grandes tendances sociales et économiques pour expliquer la déroute allemande des années trente; d'autres verront en Hitler l'instrument du capital, ou encore, un être exceptionnel, diabolique. Aujourd'hui encore, le débat est loin d’être tranché.

Si des biographies de qualités existent déjà par dizaines sur le Führer - citons les ouvrages pionniers de Joachim Fest (Hitler, Gallimard, 1973) et d’Adam Bullock (Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, Verviers, Gérard, 1962), la production est loin d'être tarie et se disperse toujours entre les différentes tendances historiographiques ci-dessus esquissées. Une première biographie française vient d'être éditée. François Delpla est l'auteur d'un Hitler (Grasset, 1999) qui s'inscrit plutôt dans la tendance intentionnaliste. Pour cet historien, Hitler n'est pas le fruit d'une société ni d'un contexte, mais un acteur à l’origine de tout, ceci contre la thèse de la "banalité du mal" développée par Hannah Arendt. Au contraire, Marlis Steinert, historienne allemande, est l'auteur d'un Hitler (traduit chez Fayard en 1991) qui tente de comprendre les interactions qui s'opérèrent entre l'homme et son histoire, passée et présente. S'il est, en effet, un écueil à ne pas commettre en histoire, c'est de l'écrire à rebours. Essayer de comprendre Hitler à la lumière d’Auschwitz est un anachronisme regrettable. On aboutit alors à l’évocation du cheminement nécessaire d'un homme et d'une nation vers les camps et l'extermination des juifs, type d’histoire à laquelle Paul Valéry reprocha de démontrer tout et n'importe quoi.

Faire la biographie d'une personnalité comme Adolf Hitler est une aventure périlleuse. Il s'agit en effet de démythifier un monstre pour retrouver un homme. Pour ce faire, il faut s'intéresser à la "personnalité sociale" du personnage, concept que Steinert emprunte à Walter Benjamin. Etudier Hitler, c'est mettre à jour les interactions entre l'individu et son époque, la société, l'histoire, les avatars politiques et économiques de la période, la culture propre à une nation aussi particulière que l'Allemagne, en se gardant d'exagérer le rôle joué par chacune de ses composantes fondamentales. L'histoire est le lieu de la complexité; c'est dire la patience et l'humilité qui doivent être celles de son artisan.

C'est dans cette "histoire d'une histoire" et alors que la biographie historique jouit d'une faveur inédite sous nos latitudes, que le dernier travail en date sur Hitler voit le jour, sous la plume experte de Ian Kershaw, historien anglais et grand spécialiste du nazisme.

"Hitler est chancelier du Reich. Exactement comme un conte de fée", écrit Goebbels dans son journal après que le président Hindenburg a nommé le chef du parti nazi à la tête du nouveau gouvernement. Nous sommes en janvier 1933. Cette citation pourrait résumer l'ouvrage de Kershaw, dans son esprit et sa méthode. L'esprit de celui-ci s'inscrit dans la continuité de Marlis Steinert, à qui l'historien se réfère d'ailleurs. La méthode repose sur l'utilisation de nouvelles sources, dont le journal de Goebbels constitue l'une des plus importantes et des plus riches.

C'est avec un oeil critique et une approche résolument structuraliste que Ian Kershaw entreprend en 1989 cette nouvelle biographie d'Hitler. D'instinct, il minimise le rôle joué par l'homme dans cette histoire tragique, non pour l'effacer, mais pour le situer dans les rets d'une histoire bien plus complexe. Il veut comprendre le phénomène. L'étude de l'historien vise à restituer la fabrication d'Hitler. Pour autant, c'est avec subtilité qu'il propose un ouvrage nouveau et décisif pour la compréhension d'un phénomène pourtant insaisissable. S'il est évident pour lui qu'Hitler seul n'eût pas été possible, il conçoit qu'une Allemagne sans le personnage n'eût pas non plus été celle que l'histoire retient avec effroi. C'est donc bien d'une interaction qu'il s'agit.

Notons que cet ouvrage s'inscrit logiquement dans la suite des travaux de Kershaw, auteur d'une étude récente sur le phénomène charismatique hitlérien. Qu'est-ce en effet que le charisme, tel qu’il fut défini par Weber au début du siècle ? Il ne s'agit pas d'une qualité intrinsèque de la personne dite charismatique, mais de la réponse, apparemment incarnée dans ce personnage, aux attentes d'une société et d'une époque. Ce n'est pas l'individu charismatique qui envoûte les foules, mais bien celles-ci qui cherchent et identifient leur charmeur.

Il n'est pas question de résumer ici une oeuvre qui est une véritable somme. Ce que Kershaw démontre patiemment, c'est le côté tragiquement accidentel de cette accession au pouvoir d'un homme particulier. L'histoire sans Hitler n'eût pas été radicalement autre, mais résolument différente. On comprend à la lecture de l'ouvrage que sans le nazisme et son chef, l'Allemagne weimarienne se serait de toute façon sabordée pour accoucher d'une dictature d'un autre type, un régime autoritaire conservateur fondé sur le pouvoir militaire, une Allemagne aux dimensions idéologiques de la Prusse.

Le contexte est en effet primordial. L'Allemagne des années vingt et trente est un pays en crise, crise historique et nationale d'un pays vaincu et saigné par le dernier conflit européen, crise politique d'une République sans attaches, honnie, et finalement suicidée, crise économique et sociale d'un Etat frappé de plein fouet par le krach boursier de 1929. Ces différentes composantes dans un Etat qui n'est une nation et une démocratie que depuis peu de temps, se nourrirent les unes les autres pour saborder finalement le libéralisme et la civilisation qui tenaient fragilement cette construction.

C'est dans ce contexte singulier qu'émerge un individu particulier qui en tirera, non sans une certaine habileté politique et un incontestable sens de l'opportunité, sa sève. Hitler rebondit sur la vague de l'histoire avec une habileté qui en amplifie le rouleau.

Kershaw s’attarde sur les rencontres décisives, les comportements marquants de certains acteurs, qui ont accompagné cette accession au pouvoir. En 1919, si Hitler n'eût pas été découvert par Carl Mayr, commandant de la section des renseignement de la Reichswehr, pour ses talents d'orateur, il serait peut-être retourné à la vie de bohême menacée par la marginalisation qui était la sienne avant 1914. Plus fondamentalement, sans la Première Guerre Mondiale qui, en même temps qu'elle devait accoucher des crises politiques, culturelles et sociales de l'Europe et de l'Allemagne des années suivantes, sauva de la misère un jeune peintre autrichien déclassé, Hitler n'aurait pas tragiquement marqué notre siècle de son nom. Malgré la popularité de ses discours de haine, sans le concours et le manque de lucidité d'une classe politique pressée d'en finir avec Weimar et qui hâta donc le suicide du IIe Reich, l'agitateur des brasseries bavaroises ne serait pas devenu le dictateur que nous connaissons...

Le passionnant passage que Kershaw consacre aux intrigues qui précédèrent la nomination de Hitler à la chancellerie par Hindenburg sont, à cet égard, éclairantes et effrayantes. Kershaw ne réécrit pas l'histoire avec des "si"; il montre à quel point quelques événements d'apparence anodine ont permis de façon décisive l'émergence d'un individu. Autre exemple, après le putsch manqué de la brasserie en 1923, Hitler est incarcéré à Landsberg pour cinq ans, qui ne seront en fait que six mois jugés suffisant pour un agitateur dont on pense qu'il n'y a rien à craindre.

Cette mise au point confirme que Hitler ne fut pas l'acteur exclusif de son succès. En l'occurrence, les informations fournies par Goebbels (qui fut de ses compagnons de route les plus fidèles et les plus proches) dans ses carnets exhumés récemment à Moscou, sont une mine. On y comprend l'indécision de l'homme, ses penchants oisifs et velléitaires, son horreur de l'organisation et de la prise de décision, traits de caractères déjà patents dans sa jeunesse et qui seront l'armature structurante du IIIe Reich.

Parallèlement à cela, Hitler est un introverti, en quête vitale de reconnaissance, assoiffé de pouvoir, mystérieux et asocial, autoritaire. Ce mélange détonnant d'hésitation dans la décision et d'affirmation d'une puissance, nourrie par ses talents de tribun, concourt à expliquer la dérive du IIIe Reich, son processus jamais démenti de radicalisation cumulative. "Travailler en direction du Führer" est l'adage qui résume l'Etat nazi. Hitler est une icône nationale dont les discours donnent l'esprit dans lequel doivent être réalisées des réformes auxquelles Hitler ne participe plus directement. L'initiative n'est pas de son côté. Il donne la direction à prendre et valide a posteriori les actes commis. C'est ainsi que sont promulguées les lois de Nuremberg, premier pas en avant vers l'extermination d'un peuple dont on comprend qu'elle sera décidée dans des conditions analogues. De même, la "nuit des longs couteaux", vaste entreprise d'épuration de l’aile militaire du mouvement nazi - la SA - est moins le fait de Hitler que celui de son entourage.

Il en va de même pour l'organisation du parti dans les années vingt qui fut essentiellement l’oeuvre de Gregor Strasser.

Ce portrait n'amoindrit pas pour autant l'exubérance du personnage, il le ramène simplement à des dimensions plus humaines. L'histoire n'en est-elle pas plus tragique ?

Les sources utilisées par Kershaw sont nouvelles. Aux documents traditionnels et à l'immense bibliographie existant sur Hitler, dans laquelle l'historien effectue un tri, s'ajoutent les notes de Goebbels et les discours qu'il prononce entre 1919 et 1933. Ian Kershaw y démasque les constantes et les évolutions, l'incontestable talent de l'homme, son opiniâtreté dans ce domaine. Si l'antisémitisme est l'un des leitmotivs de la harangue hitlérienne, il prend des tours plus ou moins aigus selon les périodes, selon les milieux auxquels le futur chancelier s'adresse. La thématique géopolitique et internationale n'intervient que plus tard, dans la seconde moitié des années vingt, pour devenir, une fois la dictature totalement installée en 1934, après l'élimination de la SA de Röhm et la mort d'Hindenburg, la principale préoccupation du dictateur, expert en coups de théâtre et pokers menteurs.

Hitler dans sa dimension plus intime est également évoqué. Ses relations avec les femmes, sa mère, et les jeunes amantes, Maria Reiter, Geli Raubal et Eva Braun sont décrites, mais de manière prudente, autant que l'historien puisse en juger d'après ses sources. Il fait ainsi un sort aux interprétations psychanalytiques visant à résumer un homme et l'histoire d'une nation à la perte d'une mère sous les soins d'un médecin juif - le docteur Bloch - ou au gazage d'un jeune caporal. L'historien constate et se garde d'interpréter, tout juste formule-t’il des hypothèses. Ainsi, la généalogie de l'antisémitisme hitlérien est une quête ardue. Si la Vienne des années 1900 a pu toucher l'homme lorsque le jeune Hitler y subit l'affront d'un refus de l'académie et y rencontre la misère, tout comme la guerre et le traumatisme de la défaite le marqueront profondément, Ian Kershaw demeure extrêmement prudent, en écartant certaines conclusions trop rapides et simplistes.

Cette biographie est un travail d'historien d'une très grande valeur. Plus que la vie d'un homme phare de notre modernité, l'ouvrage de Kershaw est l'étude mêlée de l'histoire d'une nation malade dont l'auteur fait la sociologie patiente des colères et des désarrois, ainsi que l’analyse d'une mouvance politique - le mouvement völkisch - qui puise ses racines bien avant 1914. De ces rencontres, émerge un parti d'un genre nouveau, parti de chef, parti révolutionnaire au diapason d'une société en crise.

Le style de Kershaw, servi par une connaissance approfondie de son objet, et aidé par une traduction française admirable, fait de ce Hitler un ouvrage d'une lecture à la fois limpide et agréable qui fait oublier la dimension du volume. C'est un superbe travail alliant la précision de l’érudition à la qualité de la vulgarisation.


Thomas Roman
( Mis en ligne le 10/09/1999 )
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