|
Histoire & Sciences sociales -> Temps Présent |
| |
''Juif ? Oui. Sioniste ? Je ne sais pas'' | | | Fred Jerome Einstein on Israel and Zionism - His Provocative Ideas About the Middle East St. Martin's Press 2009 / / 352 pages ISBN : 978-0312362287
25,95 $
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
En raison de sa célébrité mondiale et de sa stature intellectuelle et morale, Albert Einstein a été récupéré après sa mort par le sionisme et la propagande de lEtat dIsraël et son nom a souvent servi de caution à la politique israélienne : cela a été dautant plus facile que le physicien moraliste nétait plus là pour répondre. De son vivant, Einstein était la personnalité juive la plus populaire et sidentifiait aussi bien avec la raison scientifique (en vertu de son génie de «plus grand physicien du vingtième siècle») quavec la raison morale et politique, en tant que démocrate cosmopolite, apôtre de la tolérance. Juif laïque conciliant spiritualité et passion scientifique, il incarnait louverture et la contribution «juive» héritière des Lumières pour lopinion. Obtenir son soutien à la fondation dun État juif en Palestine était donc une nécessité incontournable pour les sionistes.
Or Einstein, sil avait dénoncé les persécutions et défendu le droit des Juifs à la sécurité face à lantisémitisme, navait jamais été ni un ardent sioniste, ni un partisan inconditionnel dIsraël. Et il sétait exprimé avec honnêteté et clarté à ce sujet, quand on avait essayé de faire de lui le grand représentant de la cause sioniste aux États-Unis et dans le monde après 1945. Il avait même refusé le poste de président de lEtat dIsraël en 1952 après la mort de Chaïm Weizmann. Non pas seulement, comme il fut suggéré ou dit, par modestie et fatigue de lâge, mais par honnêteté et crainte de se trouver en permanence et publiquement en porte-à-faux avec la politique et lidéologie nationalistes israéliennes, quen bonne partie il désapprouvait : être ainsi placé au cur des institutions israéliennes et au sommet, fût-il moral, de lEtat constituerait pour lui, disait-il : «une situation difficile qui créerait un conflit avec ma conscience». Le premier ministre Ben Gourion avait dailleurs confié son soulagement à lannonce du refus : «Dites-moi quoi faire sil dit oui ! Je devais lui offrir le poste parce quil était impossible de faire autrement, mais sil accepte, nous allons avoir des problèmes».
Si donc Israël et le sionisme ne purent jamais récupérer Einstein de son vivant, ils profitèrent de sa disparition pour capter enfin sa réputation en leur faveur. Un détournement qui dure discrètement jusquà aujourdhui et vise évidemment à interdire tout débat sur la rationalité politique du sionisme ; le paradoxe est que sur le cas Einstein comme sur dautres, cest au nom du «devoir de mémoire» quon bafoue la vérité historique. Et cela non seulement en Israël mais dans les mass media à travers le monde. Le journaliste américain Fred Jerome revient sur les vraies positions du vrai Einstein, qui disait : «Bien que tout le monde me connaisse, très peu de gens savent vraiment qui je suis».
Né dans la classe moyenne commerçante juive allemande, le jeune Einstein fut élevé dans les idéaux de la culture bourgeoise littéraire et scientifique de son pays et dans le désir sincère dune assimilation : traversant une crise religieuse à 12 ans, il sidentifia au judaïsme libéral héritier de Spinoza et de Moses Mendelssohn ou des grands savants et philosophes juifs allemands du 19ème siècle. Pacifiste et internationaliste, il quitta lAllemagne à quinze ans pour ne pas être soumis au service militaire et sinstalla en Suisse, dont il devint citoyen : il y finit ses études et commença à réfléchir à la physique théorique. Mais après sa théorie restreinte de la relativité (1905), lAllemagne savante prit conscience de la perte que constituait son départ et en 1913, Max Planck et Walter Ernst, au nom des autorités allemandes, linvitèrent à travailler à Berlin, sans autres obligations que de recherches. Et Einstein ne fut pas inquiété quand il refusa de soutenir leffort de guerre entre 1914 et 1918. Quand en 1915, à 38 ans, il y publia sa théorie générale de la relativité, il avait produit sa grande contribution depuis dix ans. Cest alors quil prit conscience de la montée de lantisémitisme en Europe centrale et orientale dans un contexte dexacerbation des passions nationalistes : le phénomène, commencé à la fin du 19ème siècle, ne fit que saccentuer après 1919 dans les pays vaincus, notamment en Allemagne. Cétait un problème politique digne dengagement : Einstein se montra solidaire et publia dans la presse pour dénoncer la démagogie et lirrationalité, mais aussi les effets nocifs (haine, violence, etc.) pour les Juifs et les sociétés qui les accueillaient ; en tant que Juif, Einstein insistait sur la contribution que les Juifs pouvaient apporter mais aussi sur la nécessité pour les Juifs eux-mêmes dassumer leur histoire et leur origine, indépendamment de toute fierté «raciale» mythique et de garder lestime deux-mêmes. Dun autre côté, le sceptique et non-pratiquant, hostile à lautorité traditionnelle et partisan de la libre pensée, fut alors de plus en plus habité de questionnements métaphysiques par conscience des limites de la physique et plus ouvert à une réflexion sur la tradition juive, où il vit les racines de sa propre position : défense de la dignité de la personne, de la responsabilité individuelle, prise de conscience éthique de laltérité et devoirs envers la communauté fraternelle, respect de létude et passion de la recherche. Ces valeurs étaient aussi à lorigine du noyau essentiel du christianisme et donc de la culture européenne. Il fondait ainsi le devoir de respect des Européens envers leurs frères juifs. En 1938, dans «Pourquoi hait-on les Juifs ?», Einstein développa lidée que le cosmopolitisme et lexigence de justice sociale tant reprochés aux Juifs par les antisémites et les nazis étaient bien en effet au cur de lidentité juive et des ferments de dialogue et dhumanité à revendiquer. La campagne nazie contre la «science juive» lui permit de ridiculiser lidée de race et lirrationalité des antisémites en général.
De façon libre, Einstein interpréta la spiritualité juive, tout en dialoguant avec dautres juifs laïques, démocrates et modernistes : les sionistes. Ces derniers, sur lidée de Weizmann, approchèrent Einstein vers 1920-21. Intellectuel laïque, il éprouva dabord une vraie sympathie pour ce courant, qui poussait les Juifs à assumer leur situation, à donner un nouvel élan à leur culture dans le cadre du monde moderne et à poser le problème de lalternative entre sécurité en Europe et émigration dans un «foyer» palestinien lié à lhistoire du judaïsme. En 1919, il apportait son soutien à la déclaration Balfour de 1917 et accepta dans les années 20 dapporter son soutien à luniversité hébraïque de Jérusalem. Il s'expliqua même en 1921 avec «Comment je suis devenu sioniste». Mais ce sionisme initial était largement une réaction à la virulence antisémite et partait du principe que lémigration limitée de Juifs de bonne volonté en Palestine devait créer une «communauté morale» de référence pour le judaïsme mondial, sans prétendre à la puissance politique sur la Palestine ni à lindépendance économique ni devenir une source de tension avec les Arabes : avec le temps, devant les problèmes que lémigration sioniste de masse en Palestine commençait à poser sur place, et devant le renforcement de laile droite inspirée par le fascisant Jabotinsky, Einstein commença à prendre de prudentes distances, ponctuant ses soutiens de réserves et conditions.
Le sionisme lui apparaissait de plus en plus comme un mouvement ambigu : libérateur pour les Juifs, il avait des virtualités oppressives envers les Arabes, pourtant en droit de rester dans leur patrie ; mouvement national, le sionisme devenait «nationaliste» et donc agressif, voire raciste à légard des Arabes, pourtant aussi «sémites» que les Juifs et leurs proches parents linguistiquement et à bien des égards culturellement, sans parler des origines ethniques communes millénaires. Einstein prit donc conscience de la contamination originaire du sionisme par les modèles nationalistes européens, en particulier par le modèle germanique (plus que par la conception française, ouverte et volontaire, de la nation), et par le caractère fatalement colonialiste du sionisme, sil ne reposait pas sur les principes de la non-violence, du dialogue avec les Arabes et de légalité en droit des Arabes et Juifs. La lutte, prioritaire, contre lantisémitisme dans les années trente et pendant la guerre obligeait Einstein à afficher sa solidarité et son souci pour les Juifs du monde, mais les sionistes trouvaient Einstein bien tiède, alors quils avaient des rapports privilégiés avec Roosevelt.
Après la guerre, Einstein ne soppose pas en principe à lémigration des Juifs dAllemagne ou dEurope centrale, mais la colonisation de la Palestine pose de graves problèmes. Devant les comités de lONU, Einstein met en cause la politique de la Grande-Bretagne : «diviser pour régner». La déclaration Balfour a autorisé un «foyer national juif» en Palestine, bientôt sous mandat britannique, mais depuis les années vingt, le Royaume-Uni sème la haine entre Arabes et sionistes. Hostile à la création dun État juif, Einstein croit que cet événement catastrophique était devenu presque inévitable du fait des tensions exacerbées. Pour créer lÉtat palestinien bi-national quil appelait de ses vux, il aurait fallu aussi garantir aux Arabes leurs droits et non les inquiéter par un nationalisme sioniste : contrairement à celui dhier et daujourdhui, Einstein na jamais jugé souhaitable une majorité juive en Palestine, car elle naurait de sens que dans lintention de prendre le pouvoir pour exiler les Arabes de la région. Il fallait au contraire sinstaller avec discrétion, apporter des réalisations utiles pour tous et développer la coopération pour créer une confiance mutuelle.
Ce qui choque Einstein surtout, cest la terreur des groupes Stern et Irgoun en 1947-1948 : le massacre des civils, femmes, vieillards et enfants à Deir Yassin lui rappelle les pogromes et le nazisme, la méthode de la solution finale du problème arabe en Palestine. Menahem Begin, futur Premier ministre, est pour Einstein un «fasciste» et il refuse de le recevoir à Princeton. Tout en jugeant lexistence dIsraël irréversible et en déplorant la politique, trop arabe selon lui, dEisenhower, Einstein campe sur ses positions : les guerres israëlo-arabes expriment le conflit tragique de deux droits (celui des Arabes sur leur terre, celui des Juifs à un foyer et à la sécurité), mais le sionisme de droite, militariste et fondamentalement fascisant, a une lourde responsabilité. Il est dailleurs intéressant de noter quEinstein ne voit pas la collusion de ces formes du sionisme : car aujourdhui, bien des historiens israëliens soulignent le cynisme des plans de Ben Gourion pour la conquête de la Palestine en 1948. Einstein est-il victime de sa naïveté ? Il continue de dialogue avec le philosophe personnaliste hassidique Martin Buber, installé à Jérusalem, sur la réconciliation avec les Arabes. Refusant la présidence, il se propose aussitôt, secrètement, comme médiateur entre Nasser et Ben Gourion (quil admire pour sa détermination).
Les intérêts du livre sont multiples : rétablissant la vérité historique, il montre quexista un judaïsme non-sioniste dans la diaspora (au moins jusquà 1967) ; parfois de gauche laïque (comme Einstein), parfois religieux, il était pacifique et inquiet dune dénaturation de lhéritage spirituel et moral de la tradition juive. Ce judaïsme continue souvent de refuser linstallation en Israël et linjonction de faire son «retour» : lexpérience spirituelle de la diaspora lui semble plus fidèle à léthique voire aux commandements de la Torah : Einstein lui-même a toujours dit son incapacité à devenir Israélien.
Ce livre indique aussi peut-être la voie de lavenir, une Palestine binationale tolérante et démocratique, ayant fait face honnêtement au passé et réglé loyalement ses problèmes (dabord, la question morale et juridique des réfugiés palestiniens chassés de leurs terres et de leurs maisons). Mais on sobstine à ne pas en prendre la voie. Fred Jerome a participé dans sa jeunesse au combat pour les droits civiques dans le sud : alors que les États-Unis continuent de soutenir inconditionnellement Israël, Jerome nous rappelle que le droit ne se divise pas et quaucun patriotisme ne vaut dans linjustice.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 03/11/2009 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Au nom de la Torah de Yakov-M. Rabkin | | |
|
|
|
|