| Michelle Zancarini-Fournel Christian Delacroix La France du temps présent - (1945-2005) Belin - Histoire de France 2010 / 36 € - 235.8 ffr. / 653 pages ISBN : 978-2-7011-3386-7 FORMAT : 17cm x 24cm
Préface de Henry Rousso
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban : l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.). Imprimer
Au sein dune histoire de France en plusieurs volumes, traiter de lépoque la plus contemporaine constitue sans doute le défi le plus périlleux mais aussi le plus stimulant. Face à des lecteurs qui sont des témoins de leur temps, lauteur ne peut ni sériger en autorité incontestable ni se cacher derrière les sources ou la distance des siècles. Comme son propos touche à lactualité, il intéresse la sociologie et la science politique autant que lhistoire. Le recul, le fameux recul censé garantir limpartialité du savant, fait défaut. La tentation est forte, alors, pour lhistorien prudent, de se réfugier dans la chronique.
Le sommaire de ce livre fait dabord craindre que Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix aient succombé à cette facilité : leur propos se subdivise en effet en huit chapitres portant sur des périodes assez brèves, suivis par le développement, propre à cette série, consacré à l«atelier de lhistorien». La lecture de ces huit sections désamorce cette appréhension. Loin de se faire chroniqueurs du dernier demi-siècle, les auteurs en livrent une interprétation densemble originale dont le pivot est la crise de mai 1968. À linstar de laffaire Dreyfus dans le volume de Vincent Duclert, les «événements» de mai sont présentés à la fois comme un aboutissement, comme un révélateur et comme la matrice de ce qui a suivi.
Dans ce tableau, lhistoire politique traditionnelle, lhistoire des institutions et celle des relations internationales passent au second plan. Le passage de la IVe à la Ve République napparaît plus comme une étape fondamentale de la vie de la Nation. Pour les auteurs, tout ce qui se concrétise sous la Ve est déjà en place ou en gestation sous la IVe : ainsi de la dissociation de lEmpire colonial, de la modernisation de léconomie et de la société et même de la réforme des institutions. Le général de Gaulle reste la grande figure française du second XXe siècle, habile politique et magicien du verbe, mais limportance de son uvre est sensiblement réévaluée à la baisse. Quant à ses devanciers ou à ses successeurs Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et à leurs équipes gouvernementales, ils disparaissent à peu près de la scène, fantômes de pouvoir sans prise réelle sur les évolutions de long terme. À bien des égards, les politiciens semblent laisser moins de traces que certains hauts-fonctionnaires, que lon voit uvrer de la IVe à la Ve République, ou servir successivement Charles de Gaulle et François Mitterrand.
La diplomatie et laction extérieure de la France sont également très en retrait. La guerre froide est une toile de fond lointaine, et lécroulement du bloc soviétique, entre 1989 et 1991, nintervient quà titre anecdotique. Ce que les auteurs nous dépeignent, cest une France qui, parfaitement vaincue en 1940, faussement victorieuse en 1945, achève de sortir du «grand jeu» en perdant son domaine doutre-mer. Il sagit bien dune perte, non dun abandon ou dun «dégagement» suivant la formule du Général. Au contraire de ce que laissaient croire les anciennes vulgates gaulliennes, nulle part lindépendance des peuples na été octroyée ; partout elle a été arrachée de vive force ; partout, le sang a coulé, chez les colonisés comme chez les colonisateurs. Une fois cet arrachement consommé, la France nest plus que lHexagone, une puissance de second rang.
Sortie de lhistoire telle quon la raconte sous sa forme traditionnelle avec ses invasions, ses conquêtes, ses batailles, ses ministres et ses généraux , la France nest pas pour autant «sortie de lhistoire» tout court. Léconomie, la société et la culture se transforment plus vite en soixante ans quen six siècles, et Mai 1968 est le grand symptôme de cette brusque métamorphose. La France cesse dêtre une nation de ruraux. Elle connaît la plus forte vague dimmigration de son histoire. Le progrès technique révolutionne la vie quotidienne et la culture. De nouveaux acteurs sociaux, jusque-là presque invisibles, sortent de lombre : les femmes, les jeunes, les étrangers. «Travail, famille, patrie, y en a marre» : ce slogan de 68 résume une fantastique crise de lautorité.
Ce qui résiste le mieux au changement, cest encore la stratification sociale. Derrière la façade américanisée de la «société de consommation», de la «consommation de masse», de la «civilisation du loisir», de lextension de la «classe moyenne», il y a toujours des riches et des pauvres, des bourgeois et des ouvriers, et de puissants antagonismes entre groupes sociaux : bref, la «lutte des classes» nest pas morte.
Là où l«histoire du temps présent» se fond dans lactualité, les auteurs décrivent un pays partagé entre tentation du repli et ouverture sans précédent. La question de limmigration nest plus évacuée, comme elle aurait pu lêtre il y a quelques décennies, mais bien posée comme le défi majeur de la société française dans les années à venir avec celles sur la décolonisation, les pages sur limmigration sont dailleurs les plus fortes du livre. Dans le même temps, la France est la première destination touristique du monde, les moyens de transport et de communication de tous ordres abolissent les distances géographiques et créent des liens sans cesse plus étroits avec le reste de la planète.
On peut bien évidemment nuancer cette grille de lecture essentiellement socioculturelle des soixante dernières années. Peut-être aurait-il fallu mieux poser au départ que le trait distinctif de la période étudiée est la paix. Paix armée jusquen 1991, mais paix tout de même, accompagnée dune ère de prospérité et de liberté sans précédent. Sans doute y-a-t-il les sanglants conflits coloniaux : mais justement ils sont ressentis comme des «opérations extérieures», et cest bien limpuissance de larmée à faire de la guerre dAlgérie une guerre de la nation qui fait voler en éclat le mythe de l«Algérie française». Les guerres coloniales finissent par prendre fin, le totalitarisme communiste sécroule, les peuples se rapprochent, lEurope sunifie.
Le tableau aurait ainsi gagné en optimisme, car la tonalité générale du propos est assez sombre. Des institutions de la Ve République on retient moins leur solidité que leur caractère imparfaitement démocratique. De lâge colonial, on voit comme principal héritage la hargne subsistante entre dominants dhier et dominés de jadis. Du développement économique, on dénonce les effets traumatisants et la faible répercussion sur les inégalités. Ainsi ce livre, qui donne une ample matière à la réflexion, vaut-il également comme document. Représentatif du Zeitgeist français de 2010, il est à limage dune France où les sentiments dominants sont la tristesse et la peur, où perdure une «guerre civile imaginaire» (André Fontaine). Un pays désenchanté, que ses vieux habitants ne reconnaissent plus et que ses nouveaux habitants ne reconnaissent pas encore.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 16/11/2010 ) Imprimer
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