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Histoire & Sciences sociales -> Temps Présent |
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De l’art d’accommoder les restes | | | Marie-Monique Robin Escadrons de la mort, l'école française La Découverte - Poche 2008 / 13 € - 85.15 ffr. ISBN : 978-2-7071-5349-4 FORMAT : 13,0cm x 19,0cm
Première publication en septembre 2004 (La Découverte).
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Cest peut être lun des héritages les plus inquiétants de la décolonisation : la théorie de la guerre psychologique et ses méthodes, au nom dune lutte contre la guerre révolutionnaire et le communisme. Cette théorisation trouve ses fondements dans un milieu restreint dofficiers français, de ces «centurions» passés par toutes les guerres. En effet, larmée française, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, se retrouve en Indochine face à un conflit dun nouveau genre, où la supériorité technique et aérienne nest pas, loin sen faut, le gage dune victoire rapide et assurée. De Cao Bang à Dien Bien Phu, les officiers, dont nombre sont issus de la Résistance (et donc dune certaine école de guérilla) découvrent ou redécouvrent un type de guerre méprisé par le haut commandement français, alors même que dans la Chine proche, la victoire de Mao Zedong révèle son efficacité et son inquiétante modernité. Il sagit donc de sadapter et de comprendre ces méthodes, puis dy convertir les institutions militaires parfois obtuses - afin de pouvoir lutter efficacement. Les acteurs de cette prise de conscience ne sont pas, à quelques exceptions notables, des personnalités connues : ainsi le colonel Lacheroy, qui est linitiateur de la doctrine
Mais on y croise quelques noms plus fameux, comme le futur général Aussaresses, Bigeard ou Massu
De la prise de conscience indochinoise, on passe logiquement à la mise en application algérienne : larmée qui abandonne le Vietnam est une troupe déçue, amère et qui a soif de vengeance. Et bien évidemment, la rébellion algérienne est immédiatement comparée au mouvement Vietminh : il sagit donc dappliquer ici les principes acquis là-bas. La guerre psychologique sinstaure, tant du fait des militaires que des barbouzes du SDECE et du 11e choc, et se dote dinstitutions. Lescalade de la violence est inévitable, et ses déchaînements, de part et dautres (les exactions ne sont jamais le fait dun seul camp) sont connus. La lutte contre la subversion communiste, un certain traditionalisme religieux (autour de la Cité catholique, qui conjugue intégrisme et nationalisme) et la raison dEtat vont justifier des pratiques de temps de guerre (là où il ny a encore quune «opération de police»), voire pire. Larmée devient pour certains une force non pas nationale mais politique, dont la mission première est de lutter contre le marxisme de toutes les manières. Et lAlgérie française va rapidement incarner un pôle de résistance, y compris contre la métropole et le gouvernement français lui-même. LOAS aura souvent réutilisé les compétences des centurions en les tournant contre les civils, quils étaient censés défendre.
Mais cette théorie connaît une popularité qui dépasse largement les cercles militaires français : dans le contexte du containmnent et de la Guerre froide, la «guerre révolutionnaire» traverse lAtlantique, et simplante notamment en Amérique latine, où elle trouve un terrain plus que fertile. Via la cohorte délèves étrangers (35 nationalités représentées) admis à lEcole supérieure de guerre française et à dautres institutions militaires denseignement supérieur, la théorie française sexporte sans difficulté aux États-Unis, au Chili, au Brésil, en Argentine ainsi que dans de nombreuses puissances coloniales européennes (Belgique, Espagne, Portugal) également menacées par les mouvements de décolonisation. A lépoque (les années 1950/60), on peut dire quun spectre hante lEurope, et quil a pour nom subversion. De lOAS aux escadrons de la mort et autres milices dextrême droite, la mise en pratique sera sanglante.
M.-M. Robin, titulaire dun prix Albert Londres pour son enquête sur les trafiquants dorganes, livre ici le résultat de deux années de recherches, de lectures, denquêtes et dinterviews ; le moins que lon puisse dire, cest que ce résultat est édifiant (en particulier pour certains entretiens avec des généraux argentins
). Le livre commence par une description assez saisissante dune commémoration de lAlgérie française et de ses défenseurs : on y croise le gratin de lAlgérie française et du nationalisme-IVe république. Dès ces premières pages, il ny a guère dambiguïtés sur les discours qui seront tenus, et les personnalités qui les tiennent : nous sommes dans ce «sombre continent» des guerres et des idéologies. De lIndochine à lArgentine, M.-M. Robin se penche avec attention sur lévolution dune doctrine politico-stratégique dont linfluence sur le XXe siècle est indiscutable. Au final, voilà une enquête bien menée (interviews de différents acteurs français et étrangers, de divers «camps», biographies diverses) qui manque parfois darchives (mais ce manque est compensé par lutilisation de quelques travaux universitaires importants comme ceux de Paul et Marie-Catherine Villatoux ou de Gabriel Périès).
Louvrage, sans langue de bois ni jugement a posteriori, se lit aisément, comme une belle démonstration de ce que le journalisme dinvestigation peut exhumer, et révèle à notre époque de «mort des idéologies» - le poids et les héritages de ces dernières.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 04/03/2008 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Colonisation : droit d'inventaire de Claude Liauzu , collectif | | |
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