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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
| Laurent Fedi La Chouette et l'encrier - Promenades dans les philosophies françaises de l'éducation Kimé - Philosophie en cours 2011 / 25 € - 163.75 ffr. / 250 pages ISBN : 978-2-84174-567-8 FORMAT : 14,5cm x 21cm
Laurent Fedi collabore à Parutions.com
Lauteur du compte rendu : Alain Panero, agrégé de philosophie et docteur de Paris IV-Sorbonne, spécialiste de Bergson, enseigne à lUniversité de Picardie Jules Verne, antenne IUFM de Laon. Imprimer
Titre imagé qui paraît dédramatiser toute perspective dune confrontation entre la philosophie (la «chouette») et lécole (l«encrier»), sous-titre aristotélo-rousseauiste qui semble promettre quelque déambulation studieuse ou solitaire dans les contrées du savoir, dessins quasi enfantins et évocateurs de paradis perdus en guise dillustration
Qui a dit que les philosophes étaient ignorants en matière de communication ? Certes, la quatrième de couverture nous rappelle vite à lordre du concept. Le lecteur subodore que les promenades en question ne seront pas de tout repos, que la chouette de Minerve - dont on dit quelle arrive à la tombée de la nuit - risque de scruter les choses sans complaisance, et que lencre nietzschéenne dont Laurent Fedi a fait usage sent plutôt le soufre. Limpression première davoir affaire à un ouvrage divertissant, où pourraient se mêler souvenirs autobiographiques (lauteur dédie son livre à ses grands-parents) et méditations dessayiste, se dissipe donc le temps dun recto-verso.
Faisant de neuf textes dont chacun possède sa logique propre - textes soit inédits (chapitres 8 et 9), soit déjà parus dans diverses revues (il sagit alors de versions remaniées et augmentées) - les neuf chapitres de son livre, lauteur effectue un travail de synthèse tout à fait convaincant. Lunité et la cohérence de lensemble sont évidents : chaque chapitre fournit au lecteur un paradigme ou un angle dincidence qui lui permet de prendre acte, de façon très progressive et nuancée, des grandes questions et des grandes visions qui structurent et constituent le vaste champ de léducation, du XVIIIe siècle jusquà nos jours. Cest à tout un travail de construction dune objectivité renouvelée et dune scientificité retrouvée, à lélaboration dun regard sur notre propre regard, à la dissolution patiente de maints obstacles épistémologiques que nous convie lauteur. Tout lart de Fedi est dappuyer son argumentation sur une érudition qui, à aucun instant, nest pesante. Certaines notations ou descriptions (voir, par exemple, le rapport de Jules Lachelier sur le professeur de lycée Jules Thomas, pp.78-79) produisent dailleurs une certaine jubilation chez le lecteur. Si toutes les philosophies contemporaines de léducation alliaient avec autant de talent le concept et les faits, lessentiel et le pittoresque, la dimension théorétique et les aspects pratiques, elles se feraient, comme cest le cas ici, phénoménologie inégalée de lesprit.
Mais ce nest pas à quelque dialectique hégélienne que lauteur fait allégeance. Linspiration, celle dun esprit libre dont la seule détermination est desquiver toute détermination, est ouvertement nietzschéenne. L«Introduction» le dit sans ambages : la critique sera «sans concession» (p.10). Que ceux qui ont des doutes se reportent directement au chapitre 9 intitulé «La fabrique de lhomme compétent-coopératif». Ils découvriront, comme Nietzsche le notait à son époque dans des textes intempestifs qui seront publiés dans les écrits posthumes, ce quest non seulement le présent mais encore lavenir de nos établissements denseignement. Fedi, ancien élève de lENS, partageant le diagnostic dun Tocqueville - ou, pour citer nos Tocqueville du temps présent, dun Jean-Claude Brighelli ou dun Alain Finkielkraut (cf. p.193 et p.197) - est-il horriblement «élitiste» ? Non, parce que lélitisme dont il sagit ici nest que celui de la maîtrise de soi, fondée sur lexercice du jugement, leffort et le courage, vertus intellectuelles et éthiques qui, quoi quon en dise, ne sont pas lapanage dune classe sociale particulière et restent irréductibles à la notion sociologique dhabitus. Exit en tout cas la «bien-pensance» (voir, par exemple, les remarques sur la chanson «Lily» de Pierre Perret devenue sujet de baccalauréat, p.208) qui, au nom de lémancipation, ne propose quune libération formelle et non la construction patiente, certes pénible puisquelle implique des efforts de la part des élèves, dune égalité réelle. Exit aussi le pédagogisme à outrance dun Philippe Meirieu (cf. pp.196 et 203-204).
Alors, faut-il déceler dans cette critique dune massification de lenseignement, ou, si lon préfère, dans ce constat dune démocratisation ratée, quelque ressentiment professoral, quelque défoulement citoyen qui ne serait que lexpression dun retour du refoulé ? Sagit-il dun essai-pamphlet, dune philosophie à «coups de marteau» ? Qui ne lirait que le dernier chapitre de La Chouette et lencrier aurait effectivement cette impression. Mais le tour de force de Fedi, son intuition forte est, à linstar de ces artisans passionnés, de ne proposer lacide quin fine, de nenfoncer le clou quaprès un lent et méthodique martelage opéré dans les huit chapitres précédents. Le diagnostic accablant de lauteur («lécole est devenue une entreprise de formatage», p.209) nest pas un propos catastrophiste de journaliste ou de militant visant à faire sensation ou à promettre des lendemains qui chantent. Cest en quelque sorte contraint et forcé que Laurent Fedi se trouve acculé dans un no mans land éducatif et en appelle à de nouvelles luttes (cf. p.209). Dun certain point de vue, rien nannonçait, au détour du chemin, un tel désastre dans les contrées du savoir, rien nannonçait une telle dévastation. Au contraire, si lon parcourt de nouveau les sentiers difficultueux mais aussi les clairières de lhistoire de léducation, on saperçoit que tout concourait ou conspirait à un progrès qui paradoxalement na pas eu lieu.
Et ce sont ces leçons dun passé plus ou moins récent, expériences humaines instructives ou décisives, que les chapitres 1 à 8 restituent. Contre lillusion si prégnante qui consiste à simaginer quil suffit de multiplier les lois et les décrets ou den appeler à lÉtat-providence pour instaurer la liberté et légalité, voire la fraternité, Fedi rappelle la leçon de Montesquieu qui sera aussi, par exemple, celle dun Gustave Le Bon. Les murs priment sur les lois. Et même si des lois bonnes et justes ont le pouvoir de modifier les mentalités, toute transformation implique une maturation. Il y a des durées incompressibles, incommensurables avec celles des calendriers politico-juridiques, dont nous serions fous de ne pas tenir compte. Cest en ce sens que le pas de côté de lhistorien et les promenades exotiques du philosophe au pays des Rousseau, dAguesseau, Beaussire, etc., produisent un effet de décentrement et dobjectivité non seulement souhaitable mais absolument nécessaire. Sagit-il de penser aujourdhui la question de la professionnalisation des diplômes (ou des rapports de luniversité et de lentreprise), tournons notre regard vers les Instructions sur les études propres à former un magistrat rédigées par dAguesseau au XVIIIe siècle pour ses fils (voir sur ce point le chapitre 1). Nul anachronisme ici mais une façon pleinement philosophique de réapprendre à voir le réel et à ne pas esquiver, que cela nous plaise ou non, les conditions originaires de toute fondation. Sagit-il plutôt de vouloir forger des méthodes pédagogiques innovantes, relisons dabord lÉmile de Rousseau avant dimposer des savoirs et des savoir-faire qui, sortis de la cuisse des «pédagogistes», sont souvent de simples préjugés érigés en évidences pseudo-scientifiques (voir dans cette perspective le chapitre 2). Car la priorité nest pas dabord déduquer les futurs professeurs des écoles, comme sil ne savaient rien, mais bel et bien déduquer avant tout nos enfants. Quune formation initiale ou continue des formateurs puisse contribuer à léducation des enfants, pourquoi pas ? À condition toutefois de ne pas oublier, dans ce cercle prétendument vertueux où des adultes forment des adultes, les enfants eux-mêmes. Sagit-il enfin de redéfinir lidée de République, penchons-nous sérieusement sur les grands débats philosophiques (laïcité, évolutionnisme, spiritualisme, etc.) ou sur les grandes réformes politiques (modification des programmes scolaires, création du collège unique, etc.) qui ont agité le XIXe siècle mais aussi le XXe (voir les chapitres 3 à 8). Ce nest quà ce prix que les attendus du Code de lÉducation ou les contenus des instructions officielles acquerront la rationalité quils revendiquent et lintelligibilité quils méritent. Élèves et étudiants, parents et professeurs, formateurs et inspecteurs sont ici appelés à un même effort unificateur, celui de se cultiver, de penser par eux-mêmes.
On objectera sans doute au promeneur Fedi que les voies quil nous demande demprunter sont alambiquées et quelles ne figurent plus sur la nouvelle cartographie ou topologie des sociétés contemporaines. Dautant que lheure nest plus aux lentes traversées transatlantiques mais aux TUIC (techniques usuelles de linformation et de la communication) et à un «tchat» mondial où les mots circulent dans les réseaux de la planète numérique à la vitesse de la lumière. On lui fera donc remarquer que son itinéraire de pensée, non exempt dune certaine violence symbolique (comme on dit), risque surtout dapparaître, aux yeux de la jeunesse ou des nouvelles élites (traders, footballeurs, etc.) comme une piste illisible et provocatrice. Pire : de tels parcours de pensée ne risquent-ils pas de contribuer à de nouvelles discriminations, voire dattiser les haines et de briser le pacte social (comme on dit encore) ? Doù derechef la perspective de débats indéfinis (dit «participatifs» au nom dun principe plus ou moins dévoyé de tolérance) sur les sens (forcément relatifs) de la notion de Culture
Oui, décidément, la chouette de Minerve, qui arrive à la tombée de la nuit, jette, à ses risques et périls, un regard sans complaisance sur un passé dont les conséquences sont notre présent et notre futur mêmes. Les mauvaises langues ou les pessimistes diront quelle arrive trop tard, quil ne sert plus à rien darbitrer le jeu dintérêts aussi contradictoires et que le mal, si mal il y a, est fait. Est-ce le cas ? Chacun jugera selon quil se sente bourreau, victime ou ni lun ni lautre. Mais Laurent Fedi nous prévient explicitement de limportance de nos choix et des responsabilités qui nous incombent, nous rappelant ainsi que tout crépuscule a des allures daurore mais pas nécessairement : «[a]près le temps des promenades vient le temps des luttes» (p.209). Une façon donc de préparer une guerre didées pour avoir une paix qui ne soit pas quune tranquillité des foules, sommeil des masses toujours susceptible dengendrer des monstres.
Alain Panero ( Mis en ligne le 06/12/2011 ) Imprimer | | |
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