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De la richesse à la croyance
Pascal Morand   Les Religions et le luxe - L'éthique de la richesse d'Orient en Occident
IFM / Regard 2012 /  22 € - 144.1 ffr. / 248 pages
ISBN : 978-2-914863-13-1
FORMAT : 15,2 cm × 21,0 cm

Yves Hersant (Préfacier)

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d'Études politiques de Paris, actuellement chercheur associé au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (Université de Strasbourg), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, de La Nudité, pratiques et significations (Éditions du Cygne) et Individualité et subjectivité chez Nietzsche (L’Harmattan).

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Le luxe est un sujet captivant pour maintes raisons, à la fois conjoncturelles et structurelles. Sur le plan de l’actualité, dans une société humaine qui n’a jamais produit autant de richesses matérielles, et suivant un système de répartition (ou de non répartition) planétaire, qui en démultiplie l’usufruit pour quelques-uns tout en en privant un grand nombre d’autres, elle exerce une fascination considérable, au point d’en donner le vertige à nos contemporains – qui, parmi les plus pauvres n’éprouve une sorte d’ivresse devant les images d’un palace à Doubaï ? Sur un plan structurel, il y a quelque chose de profondément énigmatique (et qui interroge les philosophes depuis la révolution rationaliste grecque) dans cette propension du primate humain à toujours vouloir plus, et n’être jamais satisfait, au point parfois de commettre les pires crimes et se perdre lui-même pour jouir de la propriété des chevaux les plus nobles, des étoffes les plus belles… Reflet d’une angoisse existentielle devant la fuite du temps, la vieillesse, et la mort, l’insociable sociabilité des êtres, la distance entre le réel et l’idéal, etc., le goût du luxe est aussi le fruit prosaïque d’une détermination génétique commune à tant d’animaux, qui «condamne» le mâle à accumuler des biens pour séduire les femelles les plus vigoureuses et les plus fécondes, en vertu de l’implacable loi de la sélection sexuelle de Darwin. Par toutes ses facettes, le luxe révèle ainsi les fondements les plus obscurs et, peut-être, les plus tragiques du sort de notre espèce, et croise en cela les préoccupations les plus centrales de cet autre phénomène mystérieux si viscéralement propre à l’humanité, et qui connaît, lui aussi, d’instructives mutations dans le monde globalisé aujourd’hui : la religiosité.

L’économiste Pascal Morand, dans son beau livre Les Religions et le luxe, entreprend de confronter ces deux grands phénomènes, de les faire entrer en résonance et en dialogue dans une sorte de tour d’horizon des grandes traditions religieuses, de ce qu’elles ont dit du luxe, de ce que, de nos jours, même sous des cieux laïcisés, elles déterminent encore du rapport des peuples à la richesse. Il s’agit là, pour reprendre les termes de l’auteur, de «poursuivre une approche transdisciplinaire pour mieux comprendre le monde, à travers le cas emblématique du luxe», dans une veine qui se réclame en partie de Max Weber, mais sans dogmatisme théorique, puisque le devoir de clarté didactique impose un certain pragmatisme dans la présentation du sujet.

Seulement une dizaine de grandes «religions» sont examinées dans ce livre : principalement les grands monothéismes nés au Proche-Orient et les cultes et philosophies les plus célèbres d’Asie, ce qui laisse notamment de côté les croyances et syncrétismes d’Afrique, du Caucase, d’Amérique latine et d’Océanie et autres, sans doute parce qu’ils concernent des populations numériquement faibles ou s’entremêlent aux monothéismes importés (chrétiens ou musulmans) qui laissent difficilement entrevoir leur essence originelle. Pascal Morand sent bien la difficulté qu’il y a à ranger sous la notion de religion des systèmes de représentation aussi variés qu’une sotériologie populaire militante comme le christianisme, un conglomérat de croyances plusieurs fois millénaires comme l’hindouïsme ou une philosophie comme le bouddhisme. Avant lui, Daniel Dubuisson avait, à juste titre selon nous, réservé la notion de religion à la sphère qui inventa le mot, à savoir celle de la révélation monothéiste. Toutefois, on peut sans difficulté accorder à Pascal Morand que vue la pénurie de mots pour désigner un système de représentations symboliques et de pratiques cultuelles, articulé à quelques textes fondateurs enrichis de leur exégèse, celui-ci peut, pour simplifier le propos, mériter le nom de «religion» quelle que soit la latitude où on le rencontre.

Le travail de Pascal Morand repose manifestement sur l’acquisition patiente d’une grande érudition permettant d’aborder avec la même aisance le monachisme orthodoxe russe du XIXe siècle que l’évolution du néo-confucianisme chinois au contact du bouddhisme ou la diversité des sensibilités des congrégations musulmanes. D’Esther Benbassa à Jacques Lacan et de Bernard Lewis à Malek Chebel, les références, prestigieuses et variées, ne manquent pas sous la plume de Pascal Morand. Cette visite d’époques et de références diverses permet ainsi de ne pas figer dans l’artifice d’une immobilité an-historique des dogmes et d’accéder à ce que l’auteur appelle lui-même une dimension «anthropologique» de la mise en œuvre des préceptes religieux dans le vécu des peuples.

Bien sûr, toute synthèse historique ambitieuse de ce type suscite nécessairement des interrogations fondamentales ou de détail : faut-il adhérer au récit que les croyants construisent sur la continuité de ce qu’ils nomment leur «religion» sur vingt-cinq siècles ? Jusqu’à quel point ? Peut-on enjamber les époques et par exemple reprendre à son compte l’affirmation d’Hippolyte Taine selon laquelle «Rien n’est plus semblable à un sénateur romain qu’un prélat catholique» sans préciser à quels prélat (ceux de Florence après la Grande Peste ou de la France opulente du XVIIe siècle ?) et quel Sénat romain (celui encore austère qui faisait interdire les divertissements grecs à Rome après la conquête de l’Achaïe, ou celui qui se vautrait dans la spéculation sur la marine marchande sous Tibère ?) l’analogie s’applique ? On peut avoir des doutes sur certains choix d’analyse (par exemple celui de voir dans l’orthodoxie russe l’héritière d’un apollinisme grec antique moins sévère pour le corps que le catholicisme latin, ou de qualifier l’hindouisme d’«individualiste»), regretter que la réflexion sur le luxe, dans l’hémisphère occidental, n’ait pas conduit Pascal Morand vers des horizons moins connus que la Contre-réforme ou l’invention du puritanisme anglo-saxon (pourquoi pas, par exemple, en se promenant du côté de l’aristocratie franque sous les mérovingiens ou dans l’histoire méconnue des Balkans ?). Mais de tels arbitrages, à n’en pas douter, sont inévitables pour préserver au propos sa clarté d’un bout à l’autre du livre, et l’essentiel somme toute n’est pas là.

Avec une fidélité scrupuleuse aux problématiques et au vocabulaire dont chaque sphère culturelle est porteuse, Pascal Morand retrace les positions de principe et les aménagements apportés au fil des siècles, sans jamais forcer le trait, ni encore moins juger les points de vue qu’il présente. Au fil de ces portraits se dessinent d’une manière finalement assez récurrente les tensions qui existent dans chaque sphère religieuse entre d’une part les mouvements de retrait du monde que cultivent souvent les clercs ou les mystiques (et qui sont inhérents non seulement au mouvement vers la transcendance, mais aussi parfois à la simple activité des exégètes des textes sacrés, même dans des philosophies de l’immanence comme certaines tendances de l’hindouisme) et, d’autre part, le compromis avec l’accumulation des richesses nécessaire à la pérennité même de la diffusion du message religieux (grâce aux «généreux donateurs»), ce qui forme une sorte d’homologie structurale à l’œuvre dans les différents domaines abordés.

C’est donc un tableau à la fois vivant et subtil qui nous est ainsi livré de l’équilibre difficile entre principes et réalités du goût des richesses matérielles dans les différentes civilisation, une fresque élaborée dans un style limpide, accessible à tous les publics, même peu au fait de l’histoire des religions. L’ouvrage, qui se conclut sur une mise en garde contre les risques d’un modèle mondial de consommation qui se construirait dans l’ignorance des héritages culturels propres à chaque peuple, constitue un outil des plus utiles à la compréhension des imaginaires collectifs et rappelle opportunément qu’il n’y a pas de respect authentique des consciences sans connaissance de l’histoire, ou des histoires de chacun.


Christophe Colera
( Mis en ligne le 18/09/2012 )
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