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''Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse'' (28 avril 1951) | | | Ray Monk Wittgenstein Flammarion - Grandes biographies 2009 / 32 € - 209.6 ffr. / 624 pages ISBN : 978-2-08-123305-8 FORMAT : 15cm x 24cm
Traduction d'Abel Gerschenfeld
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
La biographie de Ray Monk a déjà vingt ans. La fin des années 80 avait été le moment dun regain dintérêt pour Wittgenstein et la biographie de Monk était sortie judicieusement en 1990 : à peine plus dun siècle après la naissance du philosophe (1889) et à peine moins de quarante ans après sa mort (en 1951). Wittgenstein était alors à la mode. Une mode assez suspecte, entre snobisme (une instrumentation de Wittgenstein à des fins de «distinction» sociale) et «romantisme» : le personnage était, il est vrai, aussi déroutant et peu académique que luvre. Il y avait dailleurs plusieurs chapelles : lexégèse érudite de lévolution dun philosophe de la logique et du langage (ah, les «jeux de langage» !) pouvait procéder dune réaction plus ou moins iconoclaste à la tradition «allemande» de la philosophie française, dune déception par rapport à la phénoménologie, ou dun goût «byzantin» pour les débats du positivisme logique et les papers sans synthèse de la philosophie analytique
Avec parfois le zèle du prosélyte. Il fallait distinguer entre un «premier Wittgenstein» (la proximité ambiguë avec B. Russell et le Cercle de Vienne) et «un second Wittgenstein», sans renoncer à reconstituer son unité, la part dévolution et de rupture. Le jeu pouvait dailleurs se placer au niveau logico-sémantique et conceptuel (on ne peut guère parler de «doctrine») ou
au niveau biographique : chacun devant faire la part des facteurs.
La personnalité extrême et torturée de Wittgenstein, sa vie riche et bizarre, ses propos pieusement recueillis par des témoins plus ou moins fiables, forment une légende qui suscite limagination bien plus que le maigre état-civil de la plupart des philosophes avec sa grisaille répétitive : la vie de Wittgenstein ne tient pas dans une chronologie denseignant-fonctionnaire (quil ne fut jamais) réduite à sa bibliographie (dailleurs essentiellement posthume) ! Wittgenstein est le philosophe du livre impossible et des notes accumulées, énigmatiques. Même si elle comporte bien des mystères, cette existence est celle dun esprit passionné cherchant à mettre sa vie en accord avec sa pensée, dun «génie» aux dons multiples travaillé par le doute jusquà langoisse, dun homme fier et exigeant jusquà linhibition. Rien de mieux pour un biographe : doù la masse de publications, notamment danecdotes et de mémoires, formant la littérature secondaire.
Ray Monk se donna à cette époque le but dune interprétation densemble, prudente et non-hagiographique, retrouvant lunité de lhomme et de luvre. Cet objectif devait aussi rencontrer les attentes dun vaste public désorienté par «la fin des idéologies» et le manque de sagesse de la fin du XXe siècle, un public en quête de sens et ému par le destin étonnant de Wittgenstein : cet Autrichien britannique apatride, ce Juif à tendances chrétiennes, admirateur de lathée antisémite Schopenhauer et du chrétien anarchiste Tolstoï, ce logicien mystique qui jugeait les logiciens superficiels et voulait la foi sans jamais la trouver, ce philosophe qui navait pas voulu devenir un tiède professeur, ce fils de millionnaire qui avait renoncé à son héritage, ce produit supérieur de la haute culture viennoise qui avait vécu en ermite ascète, incarnait à la fois la beauté absurde de lexistence, mais touchait très profondément notre besoin radical de vérité existentielle. Les rumeurs et la légende avaient confusément éveillé et entretenu la curiosité. Le temps dune lecture, le lecteur se mettait à prudente distance au contact de ce mystère inquiétant, dont il sentait quil le concernait et que Wittgenstein lavait vécu intensément, avec un courage indéniable et une part de folie peut-être. Cétait lexpression de cela, avec finesse et honnêteté, qu'il attendait de Monk et cest cela qui est proposé aujourdhui au public français dans sa langue.
Formé à lécole anglaise, Monk traite son sujet sans lourdeur, alternant récit biographique et mises en perspectives historiques, anecdotes et analyses critiques des sources ; Wittgenstein est replacé avec grâce dans sa famille et les milieux quil a fréquentés, on cherche suivant une méthode éprouvée à discerner la formation de son caractère à partir de son éducation et de traumatismes initiaux (une fratrie précocement talentueuse, mais névrosée et assez suicidaire). Garçon le moins doué de la famille, destiné à succéder à son père dans les affaires, le jeune Wittgenstein sera brièvement ingénieur, ce dont il gardera un certain anti-intellectualisme paradoxal et une distance envers linsularité universitaire : sa découverte de la logique doit autant à un esthétisme artiste déplacé dans un autre plan des formes quà un narcissisme hyper-cérébral et misanthrope, hanté par le besoin de certitude. Cosmopolite, Wittgenstein a refusé dêtre planqué pendant la guerre et a peut-être voulu sauver lempire multiethnique (il aurait fallu citer les grands romans sociographiques de Joseph Roth !) : cet ancien combattant a été à jamais marqué par la guerre et y a vécu une expérience de fraternité et de courage, qui la dégoûté du confort de la vie civile et de ses fausses valeurs, des privilèges de sa classe aussi, et a rendu sans doute les relations avec le prochain tendues et exigeantes. Même avec les «amants». Lhomosexualité longtemps occultée par des disciples catholiques ou simplement old fashion et puritains est franchement abordée, avec sa part de misogynie ou de malaise à légard des femmes : cétait en 1990 un petit événement ; Monk insiste cependant sur lembarras profond de Wittgenstein envers le corps et la sexualité, son obsession de la pureté. Plus généralement, Wittgenstein aurait été travaillé par une passion absolue de lhonnêteté : jusquà lautodestruction, en continuateur du «laboratoire viennois» de sa jeunesse.
La pensée de Wittgenstein nest pas seulement expliquée par la psychologie, sujet qui passionne le logicien, toute sa vie lecteur admiratif et critique de Freud. Si l'on sintéresse un peu à la philosophie, on trouvera des pages sur les rapports de Wittgenstein avec Frege, mais surtout Russell et Moore, les philosophes de Cambridge, et Keynes de 1920 à 1950 ; Monk résume autant quon peut, avec un certain talent, les positions problématiques de son personnage, en les inscrivant dans les débats de lépoque, mais aussi en montrant loriginalité tranchante et parfois énigmatique de ce philosophe profondément atypique dans le paysage anglais de lépoque. Doù une distance sceptique et quelques piques humoristiques de la part du professeur Monk, également biographe et admirateur de B. Russell et apparemment lecteur critique de Wittgenstein, dans un style «analytique» : on se demande parfois cependant ce qui «fonde» cette distance, hormis une sorte de modération de bon aloi ou un désir de faire rire ou sourire le lecteur. Ainsi Monk trouve lhumour de Wittgenstein potache : ce trait de simplicité et de drôlerie populaire semble justement sympathique et l'on se demande si la position de Monk doit se lire comme la formulation dune proposition démontrée logiquement ou évidente empiriquement.
Il semble aussi que Monk ne va pas toujours au fond des choses (Wittgenstein dirait par déformation professionnelle dhistorien-biographe et de logicien analytique) : tout en montrant (comme cest classique) lécart entre le Tractatus logico-philosophicus et les Philosophical Investigations, tout en relevant la volonté chez Wittgenstein dune philosophie «phénoménologique» appuyée sur lanalyse de la psychologie et du langage, Monk ne développe pas linterprétation possible dune convergence ou dun parallèle avec «le second Heidegger» (nom pourtant cité, à côté de saint Augustin et de Kierkegaard pp.280-281 - comme un de ceux prononcés dans le débat avec le Cercle de Vienne). Wittgenstein est cependant, rappelle Monk, fort critique envers le mythe du progrès (ce que développera son disciple von Wright) et «lidolâtrie de la science» ; il est inquiet du développement technique, écoeuré par la société de masse et son formatage vulgaire, par la modernité capitaliste et bourgeoise, par le nationalisme, au point de visiter lU.R.S.S. et déprouver des sympathies pour le trotskisme sans être marxiste ! Les clés de Monk (Otto Weininger et lidéal goethéen) sont intéressantes, mais compatibles avec la piste de lherméneutique existentielle qui permettrait déclairer certaines formules énigmatiques et expliquerait évidemment la répulsion croissante de Wittgenstein envers le monde des scholars.
Wittgenstein, comme Heidegger et dans une certaine mesure lécole de Francfort, voit dans la plupart des intellectuels réputés sérieux des cautions du nihilisme : doù son attitude apparemment contradictoire à légard de luniversité et de lenseignement. «A quoi bon étudier la philosophie si tout ce à quoi cela vous sert cest de vous permettre de parler avec quelque plausibilité de certaines questions absconses de logique et si cela naméliore pas votre pensée sur les questions importantes de la vie quotidienne, si cela ne vous rend pas plus conscient quun quelconque journaliste dans lutilisation dexpressions DANGEREUSES que de telles gens utilisent à leurs propres fins ? Voyez-vous, je sais quil est difficile de penser correctement à propos de la «certitude», de la «probabilité», de la «perception», etc., mais si cela est possible, il est encore plus difficile de penser ou dessayer de penser honnêtement sur votre vie et celle des autres. Et le problème, cest quil nest pas excitant de penser à ces questions, mais souvent carrément méchant. Et cest quand cest méchant que cest le plus important» (p.468). A lannonce dun colloque de «philosophes» à venir, Wittgenstein répond : «Vous faites bien de me prévenir, cest comme si vous mannonciez une épidémie de peste bubonique à Cambridge, je marrangerai pour être à Londres à ce moment».
Wittgenstein, qui détestait les intrusions dans sa vie et les résumés de sa pensée, aurait sans doute détesté le livre et laurait envoyé à la figure de son auteur (Quant à la «démocratisation de la culture»
il faudrait sentendre !). Mais ne boudons pas notre plaisir : cela se lit fort bien, agréablement et avec profit. Parfois aussi en riant : le comique est parfois involontaire, quand le traducteur (outre ses anglicismes et lourdeurs) commet des erreurs cocasses dans des pages sur le philosophe de la langue et montre ainsi toute la justesse de certaines remarques de Wittgenstein, quon venait de tourner en dérision. Certaines gloses sur lantisémitisme supposé de Wittgenstein sont inutiles et convenues : il faut aussi se méfier du cliché journalistique de la «haine de soi» des Juifs qui ne se sentent pas obligés daffirmer leur identité supposée et prennent leurs distances, avec vigueur (cliché actuellement projeté sur Hannah Arendt). Peut-être peut-on enfin conseiller au lecteur de prolonger cette lecture par la lecture de Wittgenstein lui-même ! Par exemple, en ces temps «didolâtrie de la science» lévi-straussienne, par ses commentaires inspirés sur Le Rameau dor de James George Frazer et certaines naïvetés de lanthropologie évolutionniste : cest une actualité inattendue de cette biographie !
La couverture nous met face au visage de Wittgenstein et à des yeux intenses qui nous regardent fixement et nous appellent à risquer la pensée.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 17/11/2009 ) Imprimer
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