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Lemercier ou Mona Lisa architecte | | | Alexandre Gady Jacques Lemercier - Architecte et ingénieur du roi Editions de la Maison des sciences de l’Homme 2005 / 96 € - 628.8 ffr. / 499 pages ISBN : 2-7351-1042-7 FORMAT : 23 x 28 cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris-I-Sorbonne, Thierry Sarmant est conservateur en chef du patrimoine au Service historique de l'armée de Terre. Il prépare, sous la direction du professeur Daniel Roche, une habilitation à diriger des recherches consacrée à "Louis XIV et ses ministres, 1661-1715". Il a publié une vingtaine d'articles sur l'histoire politique et culturelle de la France moderne et contemporaine et six ouvrages dont Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003)et La Roumanie dans la Grande Guerre et l'effondrement de l'armée russe (1999). Imprimer
Au milieu des lourdes bâtisses que le XIXe siècle a entassées sur la Montagne Sainte-Geneviève, le promeneur trouverait peu matière à ségayer si un édifice, tranchant sur lindigent paysage des collèges post-haussmaniens et des immeubles de rapport, ne venait faire pétiller le regard : la chapelle de la Sorbonne, fière, élégante, magnifique, toute parée des prestiges de la Rome antique et pontificale. Les guides et les manuels nous apprennent que le créateur de ce joyau se nommait Jacques Lemercier, énumèrent quelques-uns de ses autres ouvrages, mais ne nous en disent guère plus.
Lemercier fut pourtant larchitecte du roi Louis XIII et du cardinal de Richelieu, lauteur du Palais-Cardinal et du pavillon de lHorloge du Louvre, de léglise de lOratoire, du château et de la ville de Richelieu, du château de Thouars et de maints hôtels, églises, ponts et châteaux de la première moitié du XVIIe siècle. Lénumération de ses principales fonctions et de ses grands ouvrages suffit pour le ranger parmi les plus importantes figures de lhistoire de larchitecture française. Les érudits de la génération suivante saluent en Lemercier le «premier architecte de son siècle», «le plus habile architecte de son temps». Marque de la dimension du héros dAlexandre Gady, son visage nous est connu par un portrait peint par Philippe de Champaigne, tableau aussi remarquable quénigmatique.
Mais il sen faut de beaucoup que notre connaissance de ce maître réponde à son ancienne notoriété. Jusquà présent, comme beaucoup dautres artistes du passé, Jacques Lemercier nétait quun nom vaguement familier, une étiquette accrochée aux vantaux de la Sorbonne et aux proues du Palais-Cardinal. Avant Alexandre Gady, aucun essai biographique navait tenté de dessiner la figure de larchitecte de Richelieu. La lacune qui serait étonnante, sil nen existait tant daussi béantes dans lhistoire de lart français
et tout simplement dans lhistoire de France elle-même est ici comblée avec une méthode impeccable : exploration assidue des archives et des bibliothèques, examen in situ des constructions subsistantes, établissement dun catalogue chronologique des uvres, réflexion approfondie sur le style de larchitecte, appuyée sur une série de comparaisons avec les réalisations de ses devanciers et de ses contemporains italiens et français.
Arraché à loubli, lhomme Lemercier nen garde pas moins une part de mystère. Les étapes de sa carrière restent incertaines : il naît à Pontoise dans une famille de maîtres maçons et dentrepreneurs vers 1585 ; il séjourne à Rome aux alentours des années 1607 à 1610 ; de 1613 à 1621, il travaille surtout comme ingénieur. Ce nest quaprès la mort de Salomon de Brosse, survenue à la fin de 1626, que Lemercier arrive au premier plan. En 1627, il entre au service de Marie de Médicis, au Louvre et au Luxembourg ; la même année, il commence à travailler à lhôtel de Richelieu, rue Saint-Honoré. En 1630, il est au Louvre, où il uvre pour le roi. Les années Trente du XVIIe siècle marquent lapogée de la carrière de Lemercier, qui bâtit pour le cardinal-ministre à la Sorbonne, à Richelieu, au Rueil et au Palais-Cardinal. La mort du premier ministre, en 1642, ninterrompt pas la carrière officielle de son protégé, qui se poursuit sans accrocs jusquà son décès, survenu le 13 janvier 1654.
Trop peu de témoignages directs subsistent du caractère de Jacques Lemercier et de ses idées. Des indices et des vestiges réunis par Alexandre Gady, ressort un portrait fidèle à celui peint par Champaigne, limage dun architecte savant et austère, ami des livres, un peu triste sans doute, mais fier de sa carrière et de son uvre, fier dune réussite plus artistique que financière. Tandis que Mansart, Le Vau et Hardouin-Mansart spéculent, intriguent et senrichissent, Lemercier demeure inexplicablement pauvre. Indifférence ? Manque dambition ? Jansénisme ? Vices cachés et dispendieux ? On en reste aux conjectures.
Luvre, elle, sort de lenquête profondément réévaluée. Lemercier nest ni un imitateur servile de larchitecture romaine des années 1600 ni un simple suiveur des maîtres français de la génération précédente, comme lont cru danciens critiques. Dans ses créations, les héritages français et italiens sont intimement mêlés, de même quarchaïsmes et inventions. Luvre est immense, variée, inégale, tantôt sèche et tantôt savoureuse. Alexandre Gady a le mérite de ne pas forcer le trait pour faire dun grand architecte un génie absolu. De la sorte, avec science et mesure, il nous aide à mieux goûter ou découvrir les vrais chefs-duvre sortis de la pensée de son héros : la chapelle de la Sorbonne bien sûr, mais aussi le pavillon neuf et le vestibule du Louvre, lintérieur de lOratoire ou la longue façade du château de Thouars, si bien adaptée à la majesté du site.
Au-delà de Lemercier, cette monographie illustre lénormité des infortunes subies par larchitecture française au cours du temps. Disparu lancien Palais-Cardinal, détruite lorangerie du Luxembourg, détruits les bâtiments du collège de Sorbonne, détruit le château de Richelieu, détruits les hôtels bâtis à Paris, détruits le jardin et le château de Rueil
Ce qui demeure nest guère mieux loti : ainsi de la chapelle de la Sorbonne, enchâssée ou pour mieux dire étouffée dans la Sorbonne de Nénot ; ainsi du pavillon neuf du Louvre, alourdi, enlaidi, saboté par le zèle funeste de Lefuel. En mettant en évidence ces disparitions et ces enlaidissements, la distorsion entre projets et réalisations, entre les gravures en noir et blanc et les couleurs de la brique et de la pierre, Alexandre Gady administre une leçon de prudence critique. On peine à reconnaître dans la délicate élévation dessinée par Lemercier du pavillon neuf du Louvre (p.183), subtil développement de laile de Lescot, le modèle de la restauration boursouflée de Lefuel (p.373). Dans de telles conditions, on mesure combien sont sujets à caution les jugements par trop définitifs formulés jadis quant aux talents comparés de tel ou tel maître du passé.
Pour une fois, le labeur érudit de lauteur, la clarté et lélégance de son style ont été fidèlement servis par léditeur. Beauté et sobriété de la typographie et de la mise en page, profusion de tableaux, de dessins et destampes, de photographies anciennes et modernes, de plans restitués (dus à Guillaume Fonkenell), rien ne manque à la délectation. Dans luvre dAlexandre Gady, cest un nouveau coup de maître, après les coups dessai que furent le Guide historique et architectural du Marais (1994) et De la place royale à la place des Vosges (1996), et les ouvrages de la première maturité, tels que la Place des Victoires (2004), ou De lesprit des villes (2005). Il reste à attendre les fruits de lautomne, cest-à-dire une prochaine synthèse, très attendue, sur lévolution de lhôtel parisien aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Pour lheure, prenons-nous à rêver du temps, pas si lointain peut-être, où sur le même modèle que ce Lemercier, paraîtront les monographies dun Pierre Le Muet, dun Louis Le Vau, dun Libéral Bruand ou dun Jules Hardouin-Mansart. Autant que larchitecture romane ou larchitecture gothique, mieux servies jusquici, notre architecture classique mériterait, après deux siècles dun long martyre, le tribut de très grands et de très beaux livres. Avis aux amateurs
avis aux éditeurs.
Thierry Sarmant Sélectionné par ArtAujourdhui.com ( Mis en ligne le 10/11/2005 ) Imprimer
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