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Aux marges de la modernité
François Georgeon   Abdülhamid II - Le sultan calife
Fayard 2003 /  25 € - 163.75 ffr. / 528 pages
ISBN : 2-213-59929-7
FORMAT : 14x22 cm

L’auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences à l’université Paris X-Nanterre ainsi qu’à l’IEP de Paris.
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Avant d’être «l’homme malade de l’Europe» selon le mot du tsar Nicolas Ier, l’empire ottoman est certainement l’inconnu de l’histoire. Comme le déplore avec raison François Georgeon, directeur de recherche au CNRS, dans sa biographie du sultan Abdulhamid II, l’histoire ottomane est depuis fort longtemps injustement délaissée par les historiens, et des clichés, quand il ne s’agit pas carrément d’énormités, subsistent dans la littérature scientifique comme dans les manuels d’enseignement secondaire. Abdulhamid II, l’un des derniers sultans de l’empire est l’une des victimes de cette ombre historiographique. D’emblée, F. Georgeon montre que sa réputation de despote sanguinaire, dont le règne commence par les massacres de Bulgarie (1876), qui lui valent le surnom de «sultan rouge», est, à cet égard, usurpée (temporairement) : son règne ne débute en fait que quatre mois après les faits… mais la rumeur est née ; elle persistera.

Abdulhamid II (1876-1909) semble justifier pleinement une biographie scientifique, tant le personnage est peu connu. Il fut pourtant pendant un long règne le maître d’un empire immense, et calife de l’Islam, contemporain de la reine Victoria et de l’empereur François Joseph d’Autriche. Conscient des limites de son pouvoir, il fut aussi un modernisateur dans la foulée des réformes des Tanzimat (dont il récupéra de nombreuses pratiques, comme le système des commissions permanentes), et un fervent partisan de l’autocratie. A travers le personnage d’Abdulhamid II, F. Georgeon développe surtout l’histoire d’un empire qui s’effondre et cherche dans une politique de réforme à l’occidentale le moyen de perpétuer un régime politique traditionnel, «despotisme asiatique» selon la terminologie de Montesquieu. Mais la synthèse est-elle seulement possible ?

Car la situation, peu avant l’avènement d’Abdulhamid, est périlleuse : la «crise d’Orient» attise les ambitions des États européens et de la Russie, tandis que sur le trône d’Osman, le nouveau sultan, Murad V, frère aîné d’Abdulhamid, montre des signes inquiétants, entre dépression et alcoolisme. Les provinces européennes de l’Empire s’agitent, se révoltent, entraînant de la part de la Porte une répression féroce, qui entraîne à son tour des réactions menaçantes de la Russie. Le pouvoir, fragilisé, est manifestement à prendre. Dans une première partie, F. Georgeon entraîne donc le lecteur dans les méandres de Topkapi, aux trousses d’un prince héritier – situation risquée autant que prometteuse dans l’Empire ottoman – qui entend bien s’assurer du pouvoir en conquérant des soutiens intérieurs et extérieurs.

Parvenu au pouvoir, ses premières décisions marquent sa volonté de régner seul, notamment en s’opposant à un clan libéral mené par son grand vizir Midhat pacha et à son projet de constitution «à l’occidentale»... avant de devoir céder du terrain et accepter une constitution en décembre 1876, vite suspendue. Car aux embarras d’une prise de pouvoir s’ajoute un contexte extérieur difficile. La guerre russo-turque qui éclate en avril 1877, énième épisode de la rivalité séculaire entre les deux empires, confronte le jeune sultan à la défaite, et à la paix des vainqueurs, lors du congrès de Berlin de 1878, le «congrès du mépris». La Turquie d’Europe disparaît en partie, tandis que 5 millions de slaves orthodoxes obtiennent l’indépendance. Dans ce climat, l’empire s’agite et complote (jusqu’à Murad, le sultan déchu), les finances s’effondrent avec la guerre, entraînant une banqueroute… les débuts du règne sont difficiles.

Mais le jeune sultan est entreprenant. Symboliquement, Abdulhamid créé sa capitale, Yildiz, comme il entend recréer son empire. Alliant les moyens traditionnels à la modernité (la photographie, la censure), il règne en s’appuyant sur une administration provinciale rajeunie et efficace. A cet égard, les provinces arabes sont devenues les joyaux de l’empire, et notamment les lieux saints pour un sultan qui sait mettre la religion même au service de ses objectifs de gouvernement (notamment auprès des minorités chiites), et jouer du panislamisme pour apaiser les musulmans du monde entier. «Universelle araigne» d’un immense empire matériel et spirituel, il entend contrôler, surveiller… et sait punir, le cas échéant, appuyé sur un code pénal moderne. Car le pouvoir passe par la réforme de l’État et de ses piliers (armée, justice enseignement), avec, en arrière-plan, le modèle allemand. Du reste, Abdulhamid mesure le poids du regard occidental et développe à son endroit une réelle «politique de l’image». L’occident, fascinant et menaçant, si loin et si proche.

L’occident, du reste, hésite face à ce personnage ambigu : son attitude brutale envers la cause arménienne pendant les crises des années 1894-1896 lui vaut un attentat anarchiste en 1905, mais surtout, lui aliène les Anglais, qui envisagent même une déposition, tandis que Guillaume II appuie discrètement son disciple. Au final, jouant savamment des tensions anglo-russes, Abdulhamid II se sort avec habileté d’une situation périlleuse. Les puissances européennes n’en guettent pas moins les signes de faiblesse : l’immense empire suscite l’envie et que ce soit au nom des chrétiens, via le protectorat catholique, ou au nom de l’intérêt économique, via entre autres des projets de chemin de fer dans le Hedjaz, l’Europe s’insinue à travers la Sublime porte.

Mais à la menace extérieur s’ajoute un danger intérieur, symbolisé par les Jeunes turcs. L’esprit de réforme s’est allié au nationalisme et l’alliance entre modèle occidental et tradition autocratique - alliance consommée dans l’armée - et menace de dépasser son instigateur même. Si dans les années 90, Abdulhamid est parvenu à juguler une opposition plutôt intellectuelle et désordonnée, il se retrouve, au début du XXe siècle, face à une organisation structurée par l’exil et l’ambition et disposée à l’action. La crise, venue de Macédoine, impose rapidement des accommodements – le retour de la constitution et du parlementarisme dès 1908 – puis la défaite et l’exil, face au comité Union et progrès et son Armée d’action en 1909. Abdulhamid paye au prix fort son affaiblissement et l’autocrate doit céder le trône à son frère, Resad.

Au final, une grande biographie, au sujet bien plus vaste que le seul Abdulhamid II et qui embrasse un empire en quête de modernité, sujet largement maîtrisé et qui, il faut l’espérer, peut inspirer les chercheurs. L’ouvrage comporte en outre une riche bibliographie et des annexes utiles, en particulier un lexique que le non-spécialiste appréciera à sa juste valeur. Il semblera donc désormais difficile de se passer de ce qui, plus qu’une biographie, est une véritable synthèse érudite de l’histoire ottomane à la fin du XIXe siècle, ainsi qu’une réflexion subtile sur les rapports entre pouvoir et modernité. Loin d’être une étude un peu exotique, il s’agit au contraire d’un travail central sur le modèle européen, le fait national et la construction des États à la fin du XIXe siècle.


Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 09/02/2004 )
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