Steven Englund Bernard de Fallois 2004 / 26 € - 170.3 ffr. / 639 pages ISBN : 2-87706-502-2 FORMAT : 16x23 cm
L'auteur du compte rendu: Natalie Petiteau, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Poitiers, est historienne de la société du XIXe siècle et de la portée des années napoléoniennes. Elle a notamment publié Napoléon, de la mythologie à l'histoire (Seuil, 1999) et Lendemains d'Empire: les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle (Boutique de l'histoire, 2003).
Elle est par ailleurs responsable éditorial du site http://www.calenda.org. Imprimer
Le sous-titre de ce livre, dans la version originale publiée à New York en 2004, précise quil sagit dappréhender la vie politique de Napoléon : mais le but de louvrage est aussi de comprendre la spécificité de la fascination quexerce le personnage. Steven Englund ouvre dailleurs son propos en indiquant quil ny a rien de commun entre ce quun visiteur ressent à Berchtesgaden, sur la Place Rouge, ou au tombeau de Lincoln dune part, aux Invalides dautre part : selon lui, la pensée de Napoléon ne peut que susciter trouble et fascination. Souvent bien écrit, louvrage ne manque pas de pertinentes mises en perspective, y compris sur la Corse, dans le but dexpliquer lémergence (sic) de Napoléon. Selon lauteur, grandir sur lîle de Paoli a favorisé, dans le clan des Bonaparte, la passion de la nation et de légalité devant la loi», tout comme le goût du politique.
Cest avec raison que Steven Englund souligne tout ce que léducation du jeune Napoléon doit à sa naissance française et à ses études à Autun puis Brienne dabord, à lécole royale militaire de Paris ensuite. Et cest avec tout autant de justesse quil rappelle que ses soucis de famille lont rendu grave avant lâge, tandis que, jeune officier, il est plus passionné par lhistoire et la politique que par la chose militaire. On le suit moins aisément quand il soutient que Bonaparte fut patriote français plus tôt quon ne le dit, mais dun patriotisme initialement bridé en raison des obstacles sopposant à son ascension dans la société française. Dautant que les preuves manquent. Il montre bien en revanche, mais les faits sont connus, comment et en quoi Bonaparte est séduit par la Révolution et comment il tente en vain de lier la cause de celle-ci à la cause de son île.
Au delà de ce patriotisme franco-corse devenu finalement seulement français en raison de limpossibilité pour lui de jouer son destin sur son île, Napoléon ne doit-il pas être envisagé, suggère lauteur, que comme un perpétuel cas particulier, finalement sans nationalité véritable, seulement citoyen soucieux de la chose publique, passionné par la politique, faisant des infidélités à Rousseau pour se rapprocher de Machiavel et de Voltaire. Pour lauteur, Napoléon aurait été le premier homo politicus, et à coup sûr le plus important. Lexploration à laquelle se livre Steven Englund des expériences politiques du Napoléon davant Brumaire est dailleurs une intéressante synthèse, par exemple sur la perception de Robespierre.
Mais lon peine à comprendre la logique - hormis celle de la volonté de tout dire qui préside finalement à toute biographie - des longs développements sur Bonaparte amoureux et qui napprennent rien que lon ne sache déjà. Certes lauteur signale initialement lincompatibilité entre passion amoureuse et réussite politique ; léchec de Bonaparte dans le premier domaine laurait donc conduit à réussir dans le second ? Et lorsquil sagit de revenir à la guerre, on ne se laisse guère convaincre par laffirmation selon laquelle elle serait pour Bonaparte un moyen dexpression et une raison dêtre ; cest faire un peu abusivement fi de la formation reçue par le général en chef de larmée dItalie et du contexte dans lequel il a baigné. Ny a-t-il pas erreur de méthode historique à ne voir en Napoléon que de lexceptionnel ?
En revanche, on suit beaucoup plus aisément lauteur lorsquil trouve les causes de lefficacité de larmée dItalie dans la dimension idéologique que Napoléon parvient à imprimer à sa mission. Cela renvoie à la conscience politique entretenue au sein des troupes, cest-à-dire à une question essentielle de lhistoire des années 1792-1815. De même, on suit avec plaisir Steven Englund quand il aborde le rôle de Bonaparte en Italie puis en Egypte, en disant quil a tenté là daboutir à une création politique dans le style créé par la Révolution française. On retrouve ici le fil rouge initial de louvrage, lequel sattache ensuite à souligner que Napoléon aurait été passionnément intéressé par le politique, en ce sens quil a tenté dintervenir sur les multiples fils de la vie sociale et de fonder un Etat sauvegardant des intérêts essentiels : unité nationale, égalité des citoyens, sécurité des personnes et des biens. En revanche, dès 1799, Bonaparte rejette la politique politicienne au cur de laquelle se trouvent les luttes entre factions sur des sujets comme la responsabilité ministérielle, lactivité des assemblées, le suffrage universel. Pour lui, il sagit de sauvegarder le principe général de la république et non pas forcément la Première République. Et, pour lui toujours, selon lauteur, sauver la société française des forces centrifuges représentées notamment par les intérêts particuliers passe par létablissement dun pouvoir fort.
Ce qui se passe à partir de Brumaire peut donc être lu à ce prisme. La base sur laquelle Napoléon construit ce pouvoir fort est faite, résume Steven Englund, de son tempérament héroïque, dune grande intelligence, et dun vaste savoir, additionnés de remarquables qualités de caractère, tandis que Napoléon a compris que la gloire peut et doit jouer un rôle essentiel dans lorganisation de ce pouvoir. Et cest pour établir la paix sociale, mission essentielle au coeur du politique, que sont constituées les masses de granit, dont le Concordat, la Banque de France, linstitution préfectorale, le Code civil et les lycées. Pour lauteur, elles représentaient donc les moyens par lesquels une société du dix-huitième siècle fondée sur la propriété et conduite par un général partisan des Lumières sefforçait de sortir à son avantage de lépreuve politique la plus extravagante des temps modernes. Il sagissait pour Bonaparte den finir avec la politique. Quant à la proclamation de lEmpire et au couronnement, précédés dun plébiscite, ils doivent permettre de résoudre la question de la légitimité politique. Par ces biais, Napoléon propose surtout de faire coïncider la nation avec sa personne, en se posant comme le seul représentant de celle-ci. Reste que, Steven Englund le remarque bien lui-même, le mot nation ne figure pas même dans le texte de la constitution de lan XII... Sélabore plutôt en effet une dimension personnaliste de la politique, où la légitimité de Napoléon tient aussi à ses victoires, à son intelligence, à sa gloire et à sa réputation, à son style et à son charisme. Mais surtout, Napoléon affirmait constamment que sil cessait dêtre redoutable, son empire serait détruit. Finalement, par ses guerres, Napoléon aurait cherché comme un excès de légitimité, ne voyant pas la grande reconnaissance dont il était lobjet, particulièrement au lendemain de la signature de la paix dAmiens. Si bien quà la conception dArno Mayer, reprise par Jacques-Olivier Boudon, selon laquelle lEmpire, né de la guerre, ne pouvait se maintenir que par la guerre, Steven Englund oppose que cest lexcentricité de Napoléon qui éclaire lenchaînement des conflits, parce quil laissa sa nature de soldat lemporter sur lhomme politique quil portait aussi en lui. Steven Englund examine alors lhistoire diplomatique et militaire des années 1804-1815, en soulignant notamment les occasions volontairement manquées détablir une stabilité européenne, après Iéna notamment.
Quant à la politique intérieure de lEmpire, l'auteur lévoque hélas parfois au travers de clichés invalidés, par exemple au sujet de la cour et des anoblis de nouvelle facture. De même sont négligés les fruits de recherches récentes et fort importantes comme celles de Sylvia Marzagalli sur le blocus continental. Lauteur excelle en revanche quand il sagit de certaines mises en perspectives, ainsi quand il remarque que lEmpire est un régime caractérisé par un autoritarisme libéral dun Etat sécuritaire, qui ne peut être comparé aux Etats policiers dans lesquels il y eut tortures dopposants et goulags, et qui devint du reste, selon Steven Englund, une variante démocratique de la monarchie héréditaire. Mais ce gouvernement a dû finalement résoudre en permanence le dilemme entre les exigences de la politique de guerre et les aspirations idéalisées de Napoléon : ce problème ne fut jamais tranché quau jour le jour, en effet, si bien, lauteur pourrait le souligner plus clairement, quil y eut des incohérences dans la gestion du Grand Empire.
Reste que Napoléon a continué de se penser comme le seul homme politique qui ait su préserver les héritages de la Révolution et il aurait été, pour cela, soutenu par la grande majorité des Français. Mais il est dommage que Steven Englund nait pas lu la totalité des travaux dAntoine Casanova, qui lauraient aidé à mieux saisir la personnalité politique de lEmpereur.
Au total, par ses réflexions fort stimulantes, ce livre se révèle des plus utiles, notamment dans ce quil propose au sujet des liens que Napoléon sest efforcé détablir entre lui-même et la nation.
Natalie Petiteau ( Mis en ligne le 05/01/2005 ) Imprimer
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