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Histoire & Sciences sociales  ->  Biographie  
 

Outrances de l’offensive
Roger Fraenkel   Joffre - L'âne qui commandait des lions
Italiques 2004 /  19 € - 124.45 ffr. / 272 pages
ISBN : 2-910536-51-3
FORMAT : 14x21 cm

L'auteur du compte rendu : Agrégé d’histoire et titulaire d’un DESS d’études stratégiques (Paris XIII), Antoine Picardat est professeur en lycée et maître de conférences à l’Institut d’études Politiques de Paris. Ancien chargé de cours à l’Institut catholique de Paris, à l’université de Marne la Vallée et ATER en histoire à l’IEP de Lille, il a également été analyste de politique internationale au ministère de la Défense.
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Puisque tout livre se doit d’avoir une thèse, saluons la clarté de celle de Roger Fraenkel : le général Joffre était un incapable. Non seulement son plan d’opérations pour l’entrée en guerre contre l’Allemagne en 1914 était absurde et irréaliste, mais il ne savait pas commander : il a envoyé au massacre la fine fleur de l’armée française et il s’est arrangé pour se dégager de toute responsabilité, en faisant retomber les fautes commises sur ses subordonnés plus ou moins directs. Voilà qui est dit.

Détaillons un peu ces reproches. Joffre avait connaissance du plan Schlieffen, qui consistait à lancer une forte aile droite allemande à travers la Belgique, pour contourner le dispositif français situé face à l’Alsace et à la Lorraine. Ce plan prévoyait la prise de Paris et la défaite de la France en 41 jours ! Bien que renseigné, Joffre ne fit rien pour contrarier l’exécution de ce plan. Au contraire, il le laissa se dérouler, espérant bien en tirer avantage le moment venu. Ainsi, il ne vola pas au secours des Belges, notamment de la place de Liège, véritable verrou sur la route de l’invasion allemande. Il lança en Alsace et en Lorraine des attaques inutiles et désastreuses à Sarrebourg et Morhange, alors qu’il aurait fallu attendre l’attaque allemande, à l’abri des lignes retranchées tracées par Seré de Rivière après la guerre de 1870-1871. Sur la Sambre, il mit la 5e armée du général de Lanrezac, qui supportait seule le poids de l’attaque allemande, dans une situation désespérée et elle n’échappa à la destruction que grâce à la présence d’esprit de son commandant. Les défaites subies lors des batailles des frontières coûtèrent près de 100000 tués à la France pour le seul mois d’août 1914, et entraînèrent la perte d’une dizaine de départements, les plus industriels et les plus riches du pays.

Pour Roger Fraenkel, Joffre est donc le seul responsable du désastre. Là où Schlieffen, avec son gigantesque enveloppement par la droite, s’inspirait d’Hannibal à Cannes (- 216), Joffre rêvait d’Austerlitz. En laissant se développer le plan allemand, en laissant cette aile droite avancer et les lignes ennemies s’étirer, le généralissime voulait, à l’échelle stratégique, rééditer la manœuvre du 2 décembre 1805. Le coup de génie absolu. La perfection de l’art de la guerre. En lançant les 3e (Ruffey) et 4e (de Langle de Carry) armées contre le centre allemand dans les Ardennes (Arlon et Vitron), Joffre rejouait bien Austerlitz. Mais ce fut un désastre, avec les conséquences déjà mentionnées.

Le problème du livre de Roger Franekel est qu’il s’identifie trop à sa cible : il livre la mauvaise bataille, au mauvais endroit et de la mauvaise manière. Mauvaise bataille, car il entend démolir Joffre. Le problème est que c’est déjà fait depuis longtemps. L’un des principaux intérêts de Joffre. L’âne qui commandait des lions est les seize pages de documents qui illustrent la «joffrolâtrie» qui sévit en France pendant et après la guerre. Images d’Épinal, affiches, poèmes, montres, presses-papiers, assiettes, statuettes à l’effigie de Joffre, prières sur le mode du «Notre Père», etc. On reste ébahi devant un tel étalage de mauvais goût et de grossier esprit cocardier et militariste. C’était la guerre…
Mais aujourd’hui, nous sommes loin de tout cela. Qui porte encore un culte au maréchal Joffre ? Sans doute personne, ou presque. Tous les auteurs s’accordent sur ses faibles qualités militaires. On sait que c’est par défaut qu’il devint chef d’état-major en 1911. On sait qu’il avait peu d’idées sur la guerre et qu’il préférait déléguer à son entourage de jeunes idéologues brevetés, Bertin, Berthelot, Gamelin, tout ce qui était de l’ordre de la réflexion, qu’elle soit théorique ou pratique. On sait aussi que son mutisme légendaire, qu’on a longtemps pris pour l’expression d’un calme olympien, calme où s’échafaudait les plus brillantes manœuvres, lui servait en fait de refuge. Il lui permettait, tout en en imposant à son entourage et à ses interlocuteurs, de ne pas se prononcer, de ne pas prendre parti et d’attendre de voir dans quel sens le vent allait souffler. Là où il paraissait mûrir son plan, il réfléchissait surtout à la meilleure manière de tirer son épingle du jeu. Il y a longtemps que Joffre et la plupart des chefs de la Première Guerre mondiale d’ailleurs, n’intéressent plus personne. On sait qu’ils ont dans l’ensemble été médiocres.

Mauvais endroit, car l’auteur concentre ses attaques sur Joffre, qui n’en mérite pas tant. Pour Roger Fraenkel, il est responsable de tout ce qui s’est mal passé en 1914 et rien ne saurait être porté à son crédit. Même pas la Marne : si on lui en parle, l’auteur répond Gallieni, Foch, Franchet d’Esperey, Maunoury et French, le général anglais. Il ne lui concède même pas d’avoir su orchestrer le repli des divisions d’Alsace et de Lorraine vers la Marne. C’est exagéré.

Prenons un seul exemple, celui de l’esprit offensif qui régnait dans l’armée française et qui provoqua tant de morts inutiles et entraîna tant d’échecs évitables. Dans La Chair et l’acier (Tallandier 2004), Michel Goya montre bien que cet esprit offensif, mystique et irrationnel, a toujours été présent, avec une intensité variable, dès les lendemains de la défaite de 1871. Depuis 1910-1911, il faisait un retour en force, symbolisé par les conférences données par le colonel de Grandmaison devant le Centre des Hautes Études Militaires. Les règlements de 1913, signés par Joffre, mais rédigés par les «jeunes turcs» de son entourage, et dont Roger Fraenkel fait grand cas, traduisent ce renouveau de l’esprit offensif sans retenue.

On sait comment, en août 1914, mais au delà jusqu’en 1915, cet état d’esprit fut meurtrier pour l’armée française. Des divisions entières furent consumées dans des attaques tête baissée, baïonnette en avant, au mépris de la puissance de feu et des règles les plus élémentaires de la protection et de la sûreté. On peut parler de crime contre la nation à propos de ces 600000 morts de 1914 et 1915, dont les deux-tiers sans doute tombèrent inutilement. Mais ce crime fut commis par l’armée dans son ensemble, jusqu’à des échelons modestes de la hiérarchie où l’on brûlait de se ruer en avant, peu importe dans quelles circonstances, pas par Joffre seul. C’est surtout au niveau tactique que furent commises les fautes les plus graves : la responsabilité de Joffre n’est là pas en cause. Une contradiction de l’ouvrage parmi d’autres : l’auteur encense Foch, un «chef de race» (sic) lucide. Mais lui aussi était l’un de ces tenants de l’offensive et c’est bien sous ses ordres que le 20e corps fut haché à Morhange… On pourrait émettre les mêmes réserves à propos de l’artillerie lourde ou des fortifications : l’armée française n’a pas su se préparer à la guerre moderne, mais cet échec est collectif et s’étend sur plusieurs générations d’officiers. Roger Fraenkel concentre ses feux sur Joffre, mais sa fureur l’aveugle et lui fait perdre l’objectivité qui sied à tout travail d’historien.

Mauvaise manière enfin. Ce livre se veut est cri et c’est vrai qu’il est bruyant ! Il vocifère, il tempête, il vitupère, il invective, il prend à parti. Quel vacarme! Dans un style digne d’un pamphlet ! Avec des expressions ironiques toutes les deux lignes, des néologismes pesants et une imagination débordante pour affubler Joffre de surnoms («général Rantanplanplan», «Tampon-encreur», «Bien-fait-des-joues», etc.). C’est vite épuisant.

On a le droit d’être en colère, même 90 ans après les faits. On a le droit de l’écrire. Mais mieux vaut respecter certaines formes. C’est le meilleur moyen de ne pas nuire à un fond dans lequel on trouve des remarques intéressantes et beaucoup d’érudition, même si elle n’est pas toujours bien mise à profit et que, comme le Diable, des erreurs viennent souvent se glisser dans les détails (non Mac Mahon n’était pas, en 1859 à Magenta, le dernier à avoir été fait maréchal de France ; non les relations franco-anglaises n’étaient pas mauvaises depuis Fachoda, etc.).

Le livre de Roger Fraenkel confirme en définitive ce qu’il ne cesse de dénoncer : foncer tête baissée sur son objectif n’est pas le meilleur moyen de l’atteindre.


Antoine Picardat
( Mis en ligne le 01/02/2005 )
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