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Réflexions, suite
Ingrid Galster    Collectif   Sartre et les juifs
La Découverte - Recherches 2005 /  25 € - 163.75 ffr. / 274 pages
ISBN : 2-7071-4615-3
FORMAT : 16x24 cm

L’auteur du compte rendu : Ludivine Bantigny, agrégée et docteur en histoire, spécialiste de l’histoire politique et culturelle du second XXe siècle français, est maître de conférences à l’Université de Rouen.
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En réponse aux «sartrologues», méfiants voire hostiles à l’égard d’un tel projet, Ingrid Galster se défend d’avoir voulu ériger le colloque «Sartre et les juifs» en tribunal. Ce n’en est pas un, de fait. Même si toutes les contributions ne présentent pas une égale objectivité et une égale rigueur, la plupart se détourne de la polémique gratuite. Reprenant à Sartre lui-même la conception de l’«unité synthétique d’un individu» et l’idée selon laquelle l’homme n’a pas d’excuse, il est question d’interroger Sartre dans son rapport aux juifs et à la judéité sous tous ses aspects, philosophiques, politiques, mais aussi biographiques.

Toutefois, il est permis de se demander s’il était bien utile de consacrer une partie entière du livre à «l’affaire du lycée Condorcet». En 1941, le professeur de philosophie Jean-Paul Sartre remplace dans ce lycée Ferdinand Alquié, qui lui même avait remplacé Henri Dreyfus-Lefoyer, mis à la retraite d’office parce que juif. Sartre est resté dans le rang, explique Michel Winock ; Sartre n’est pas encore Sartre. Pourquoi dès lors épiloguer, des pages durant, et se lancer dans des subtilités du type : était-ce un remplacement indirect ou direct ? «Aurait-il dû, demande André Burguière, refuser ce que tout le corps enseignant acceptait ?»

Bien plus fondamentale est l’étude consacrée aux Réflexions sur la question juive. L’ouvrage, rédigé à l’automne 1944 et publié l’année suivante dans Les Temps modernes, avait suscité d’emblée enthousiasme et même reconnaissance chez ses lecteurs juifs rescapés de la barbarie. Reconnaissance, parce que Sartre rompait le silence. Au moment où, après les persécutions et le génocide, beaucoup de juifs fuyaient leur propre identité — Anne Grynberg rappelle que le nombre de changements de nom était, à l’époque, spectaculaire —, Sartre prenait la plume contre l’antisémitisme ; cette plume-là était acérée, tranchante, absolument efficace. «Je me suis senti vengé en lisant les Réflexions», se souvient Pierre Vidal-Naquet. Robert Misrahi y a vu pour sa part «une action initiatrice fondamentale». Et l’on citera encore, ici, Claude Lanzmann, tant son propos témoigne de la valeur essentielle que revêtaient les Réflexions au sortir de la guerre : «Je sais que j’ai marché dans les rues et respiré autrement […] ; j’ai relevé la tête à partir de ce jour et ne l’ai plus baissée depuis».

Cette force-là posée, les Réflexions sur la question juive soulèvent un certain nombre de problèmes que l’ouvrage dirigé par Ingrid Galster souligne à bon escient. Ne nous attardons pas sur le titre. D’aucuns (comme Susan Suleiman ou Nicolas Weill) en sont encore à y voir un emprunt fait à cet antisémitisme que Sartre, pourtant, combattait. Or, Enzo Traverso le montre bien, l’expression «question juive» appartient à l’histoire du mouvement ouvrier ; puisée chez Marx, elle renvoie à l’oppression des juifs. On déplorera ce genre de contradictions dans Sartre et les juifs : il semble que les auteurs ne se soient ni écouté ni lu. Francis Kaplan, par exemple, démonte avec une démonstration remarquable et implacable les affirmations de Pierre Birnbaum et de Susan Suleiman selon qui Sartre serait un antisémite (éventuellement malgré lui). Mais cela n’empêche pas cette dernière de continuer dans la même voie, de manière infiniment moins convaincante : elle fonde en effet son argumentation sur les réactions de lecteurs américains qui, eux, auraient tout de suite perçu le fond antisémite des Réflexions.

D’autres aspects sont plus essentiels : l’identité juive vue par Sartre est définie par le regard de l’autre, à savoir de l’antisémite. Le juif y est essentiellement un «être pour autrui». De surcroît, Sartre n’évoque que l’antisémitisme version Maurras ou Céline, jamais l’antisémitisme nazi, et donc jamais le génocide : était-ce trop tôt ? Enfin, à cette date, Sartre ignore tout de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie juives. Mais il était conscient de ces limites ; il considérait surtout son opuscule comme un essai phénoménologique, en plus de l’acte politique qu’il représentait. Bien sûr, certains y verront, non sans raison, un exutoire, une manière de réparer son silence durant la guerre et cette façon qu’il avait alors, comme beaucoup, de baisser les yeux devant une étoile jaune.

Quelle fut dès lors la position de l’«intellectuel total» à l’égard d’Israël et de la question palestinienne ? Empreinte tout à la fois d’un enthousiasme candide et d’une volonté de dialogue toujours renouvelé, l’attitude sartrienne évolue, signe de sa sensibilité à l’histoire et à la politique. D’abord partisan inconditionnel de l’État d’Israël, il prend peu à peu conscience de la situation des Palestiniens. Il s’impose alors, selon le mot de Jonathan Judaken, une «neutralité engagée», une «absence-présence», vécue cependant sur le mode du déchirement. Il apporte son soutien au terrorisme palestinien, même s’il reconnaît à Israël le droit de se défendre. À la différence des militants maoïstes de la Gauche prolétarienne (Serge Victor, Alain Geismar…) dont il est proche, il ne veut pas distinguer attaques contre l’armée et les forces de l’ordre et attentats contre des civils. Sartre n’a jamais été pacifiste : dans le conflit israélo-arabe, il se rappelle la guerre d’Algérie. Telle est la cohérence de son engagement.

La partie du livre intitulée «Sartre et ses contemporains face à la question juive» emporte moins la conviction : interviennent là des spécialistes de Céline, d’Édith Thomas ou encore de Hannah Arendt, dont l’écriture, la pensée et l’action sont comparées à celles de Sartre. Mais dans ces contributions, la connaissance de Sartre semble parfois fragile et le commentaire se révèle moins complexe. Ainsi paraît-il excessif d’opposer, dans le rapport entre le sujet et autrui, la «mobilité de l’interpellation» arendtienne, selon l’expression de Françoise Collin, à la «fixité identifiante du regard» attribuée à Sartre. Nicolas Weill, quant à lui, compare le puissant appareillage théorique mis en œuvre par l’École de Francfort dans l’étude sur l’antisémitisme, à «l’amateurisme» de Sartre ; il conclut toutefois à leurs rapprochements, en particulier sur la vigilance à laquelle ils appellent.

Se demander, enfin, si le «dernier Sartre» était levinassien, c’est un peu s’éloigner du sujet initial, «Sartre et les juifs». Car même si Levinas est bien le penseur de la judéité, c’est davantage la proximité philosophique entre la morale sartrienne et l’éthique levinassienne qui se révèle ici, de même que leur rapport à l’altérité comme constitutive du sujet. Il est vrai cependant que les ultimes entretiens de Sartre avec Serge Victor redevenu Benny Levy, sorte de passeur entre Sartre et Levinas, abordent de front l’identité juive. Sartre revient alors sur les faiblesses des Réflexions et pense désormais l’histoire juive à la manière d’un messianisme. Et l’on retrouve le souci d’une remise en cause et d’une critique de soi dont Sartre ne s’était pas départi.


Ludivine Bantigny
( Mis en ligne le 17/08/2005 )
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