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Histoire & Sciences sociales -> Biographie |
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Une biographie qui donne à penser… à divers propos | | | Maria Georgiadou Constantin Caratheodory - Mathematics and Politics in Turbulent Times Springer Verlag 2004 / 42.75 € - 280.01 ffr. / 679 pages ISBN : 3-540- 44258-8
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Il est toujours difficile décrire la vie dun intellectuel ou dun artiste de façon à la fois intelligente et accessible ; cest particulièrement vrai des créateurs des domaines les plus abstraits que sont la philosophie et les mathématiques, ou la physique théorique qui repose sur un niveau élevé dabstractions mathématiques. Quon pense à la difficulté décrire la vie dEinstein ! Le biographe est pris entre deux extrêmes : soit il raconte plus ou moins agréablement pour le grand public cultivé la vie sociale, affective, familiale, les «idées» et les «découvertes» dun personnage qui est avant tout un esprit inventif difficile à comprendre mais dont il ne peut suivre ou faire suivre ce quil a de proprement novateur et profond dans luvre qui lui a valu la gloire ; soit il visera un public limité détudiants, professeurs et chercheurs compétents et passionnés de la discipline, et tendra à faire de luvre le centre irradiant de toute la vie.
Heidegger introduisait ses cours sur Aristote par «il naquit, vécut et mourut», voulant souligner son intérêt exclusif pour le sens historique et lactualité dune pensée. Carathéodory lui-même ne disait-il pas à ceux qui voulait honorer dinscriptions publiques pompeuses un des héros de sa science: «Mais pourquoi nimporte quel philistin passant dans la rue devrait-il apprendre qui était Hilbert ?» En un sens, cette difficulté se retrouve pour tous les «grands hommes» qui ont marqué leur temps par une uvre, une action, une idée-force, une audace, une ambition que symbolisent pour nous leurs noms. Avant même dentrer dans le conflit légitime des interprétations, par exemple sur «Luther», il faut affronter le défi de le présenter dans la diversité de ses facettes et surtout dans luvre ou la pensée qui en firent un homme remarquable pour la mémoire collective, sans le réduire à une série de clichés ou à une image dEpinal. La biographie du mathématicien grec Constantin Carathéodory (1873-1950) par sa compatriote Maria Georgiadou, mathématicienne elle-même de formation et, comme son héros, historienne des mathématiques, essaie de tenir léquilibre dans ce beau livre inter-disciplinaire qui va son chemin assez habilement entre exposition pédagogique sérieuse dune pensée liée aux progrès théoriques de la discipline dune part et lengagement social dautre part avec les choix difficiles dun militant de léducation et de luniversité dans une époque tragique.
Mais qui est Carathéodory, connu des seuls mathématiciens professionnels et pourquoi cette biographie devrait-elle intéresser un public plus large ? Né à Berlin en 1873 dans une famille grecque de médecins et diplomates, fils dun ambassadeur «ottoman» auprès de lempire allemand, sa vie est partagée entre son amour de la Grèce et son admiration de la science allemande. Cest en Allemagne wilhelmienne, dans le Reich avant 1914, quil étudie auprès des plus grands à Berlin et Göttingen (G. Frobenius, H.A. Schwarz, H. Minkovski). Aussi Carathéodory est-il considéré également comme un mathématicien allemand. Il ne décida de se spécialiser en mathématiques quà 27 ans, âge relativement tardif dans cette discipline, après avoir travaillé comme ingénieur avec un diplôme décole militaire de Bruxelles en poche.
Ses plus importantes contributions se situent dans le calcul des variations, la théorie des fonctions dune variable réelle et celle de la mesure. Mais Carathéodory se fait aussi historien des mathématiques et illustre le fait que Raymond Aron avait souligné : lhistoire des sciences ne peut être pratiquée avec profondeur que par celui qui maîtrise la science dont il fait lhistoire. Les mathématiciens trouveront dans la biographie une synthèse utile de luvre dun maître admiré au niveau international déjà de son vivant.
Les historiens capables de lire ou survoler sans trop de douleurs la présentation de luvre mathématique seront intéressés par la vie de cet intellectuel grec-allemand soucieux de pratique et déducation, ingénieur de barrage en Egypte dans sa jeunesse, puis chercheur théorique auprès des sommités allemandes de lépoque, répondant à lappel du gouvernement libéral grec de Venizelos en 1919 à créer une Université Ionienne de Smyrne (actuel Izmir) sous occupation grecque, avant la reconquête turque de 1922 par les nationalistes kemalistes. La bibliothèque de cette université morte-née fut sauvée grâce à Carathéodory et embarquée pour Athènes, où il enseigna comme professeur duniversité jusquen 1924. Malgré son patriotisme grec, Carathéodory accepte une chaire à luniversité de Munich. LAllemagne de Carathéodory est celle dun Goethe médiateur entre la Grèce, lOrient et la culture germanique, sorte darchétype de sa propre situation, mais leffondrement de Weimar va mettre ladmirateur de Goethe devant une autre Allemagne. Partir ? Malgré sa nationalité grecque, Carathéodory reste en poste, quand Hitler et les nazis arrivent au pouvoir. Ces derniers le considèrent dailleurs comme un Grec, mais ne jugent pas utile de le révoquer dans la «Gleichschaltung» (mise au pas idéologique et raciale des institutions publiques) du fait de son aryanité officiellement constatée, de sa renommée internationale et sa germanophilie, alors que nombre des collègues juifs de Carathéodory doivent partir, dont Hans Reichenbach qui vient lui rendre visite avant son départ. Par une ironie du destin, ces intellectuels juifs allemands partiront souvent à Istanbul ! Malgré la consolidation du 3ème Reich et ces départs, il prête serment dallégeance à Hitler en août 1934, espérant trouver un «compromis raisonnable», un modus vivendi avec la parenthèse nazie.
Les motivations de Carathéodory mêlent lillusion (typique de son temps) dun service apolitique de la science, la répugnance dun homme âgé pour un nouveau déménagement, la crainte de perdre sa retraite et son confort de Munich. Chrétien convaincu, il nest pas sujet à lantisémitisme, éprouve de la pitié pour les exilés et un profond mépris pour le nazisme, mais il ne se sent pas autorisé à faire de la politique dans sa patrie daccueil et comprend dailleurs que lEtat nazi ne ferait aucun cas de sa stature intellectuelle et morale en cas de confrontation publique : il tente donc daider dans la mesure de ses faibles moyens ses collègues en difficultés, ce qui lui vaut la réputation de libéral et donc desprit judéophile à surveiller, dautant quil a servi un gouvernement de cette orientation dans son pays. Mais les autorités nazies sont divisées : à Munich, capitale du NSDAP, on considère Carathéodory avant tout comme enjuivé (un synonyme de «cosmopolite»), tandis quà Berlin, lEtat apprécie davantage sa germanophilie, sa contribution à la «science allemande», son apolitisme et la caution que sa présence en Allemagne peut apporter au Reich. Dautant quil est membre depuis 1936 de lacadémie pontificale (ici, M. Georgiadou exagère en disant que Pie XII était «indifférent» à la Solution finale !). Resté en Allemagne après sa retraite en 1938, le vieux Carathéodory passe la guerre dans le Reich. Il y assiste impuissant à loccupation de lEurope, notamment de son pays. Ses amis témoigneront de son orientation politique anti-nazie, de ses prévisions en privé - sur lissue catastrophique pour lAllemagne de la politique de Hitler, notamment à partir de 1941, alors que nombre de ses relations entrent en résistance ou sont victimes du nazisme. La destruction sous les bombardements des universités et de leurs bibliothèques laffecte particulièrement à la fin de la guerre.
Carathéodory ne sattendait certainement pas à être confondu avec les nazis ! En janvier 1945, lUnion des mathématiciens allemands, dirigée par un nazi (W. Süss), lui refusait le titre de membre. Mais pour les autorités doccupation et de dénazification, cest un savant allemand compromis avec le régime nazi, puisquil a continué à donner des cours après sa retraite, était en contact avec lUnion allemande des mathématiciens, qui fêta son 70ème anniversaire en 1943, voyageait librement et participait aux délégations des mathématiciens du Reich avec laccord du Ministère de léducation. Carathéodory eut droit à un article élogieux du Völkischer Beobachter, le grand journal du NSDAP pour son anniversaire avec le titre : «Un mathématicien allemand» ! E. Faye lui reprocherait peut-être, comme à Heidegger, davoir même pris des vacances en Forêt noire en 1942 et davoir bénéficié en 1944 dune décision de luniversité (ici de Munich) déditer ses uvres complètes en pleine guerre. Il est vrai quil tente la même année de sauver le mathématicien polonais Schauder, exécuté par la Gestapo peu après. Le principe de Carathéodory : sauver ce qui peut lêtre. En octobre 1945, il remplit le questionnaire du gouvernement militaire américain de Bavière, qui juge son cas non-problématique. Maria Georgiadou sétonne pourtant des traces de terminologie raciale nazie dans une lettre de Carathéodory de janvier 1946 à propos de collègues, qui na rien de fielleuse (p.425). Il renoue avec ses collègues américains après la guerre. De Princeton, Einstein en 1947 le qualifie de «fine man» en regrettant son manque de caractère, de discernement politique et dengagement moral dans une époque cynique (p.430). Carathéodory meurt en 1950 dun cancer de la prostate diagnostiqué trois ans plus tôt.
On regrettera le caractère parfois un peu raide de développements qui sentent la fiche plaquée. La volonté de mettre en perspective conduit lauteur à des explications de contexte qui sans être inintéressantes manquent parfois de liaison avec le cas de Carathéodory. Louvrage nen est pas moins intéressant et utile pour lhistoire des mathématiques mais aussi et surtout pour la compréhension historique de la situation des intellectuels allemands de cette époque et létude comparée des attitudes en contexte.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 28/03/2006 ) Imprimer
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