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Vie, mort et résurrection d’un Congressiste | | | Françoise Levie L'Homme qui voulait classer le monde - Paul Otlet et le Mundaneum Les Impressions nouvelles 2006 / 24 € - 157.2 ffr. / 351 pages ISBN : 2-87449-022-9 FORMAT : 17,0cm x 24,0cm
Postface de Benoît Peeters.
L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile. Imprimer
Le Belge Paul Otlet (1868-1944) rappelle immanquablement le protagoniste de la fameuse parabole de Borges, Le Congrès, où nous est exposée lidée démesurée et vouée à léchec dun autodidacte désireux de «créer une organisation rassemblant la planète entière». Otlet a lui aussi, dès sa plus tendre enfance, nourri une inextinguible volonté de rassembler : les livres avant tout, puis chaque trace, sous nimporte quelle forme, de savoir, dans le but supérieur daboutir à la concorde universelle. Le personnage est attachant, mais extrêmement troublant. À lire cette première biographie que lui consacre Françoise Levie, on est en droit de se demander si lon a affaire à un doux rêveur, un farfelu, un précurseur de génie, un dangereux maniaque ou un homme portant à bout de bras son idéal. Le tout à la fois, sans doute.
Initiateur du Répertoire Bibliographique Universel, Otlet sinscrira dabord dans la tradition du classement de Dewey pour proposer ensuite son propre système dagencement des références, en branches, sous-branches et branchettes des plus détaillées. Au-delà du fichage forcené du moindre document, auquel il sattela sans répit, se dessinent les plans, en perpétuelle expansion, de la création dun Musée International, dun Centre Mondial, enfin dune Cité qui sappellerait le Mundaneum et tiendrait le triple rôle de réceptacle de la Civilisation, de carrefour des Sciences et de moyeu doù rayonnerait la Paix. Lambition de réaliser ce projet se verra accélérée par la nouvelle de la mort de son fils sur le front de lYser en 1914, tragédie après laquelle Otlet promouvra avec acharnement un humanisme pacifiste qui ne lui attirera dailleurs pas que des sympathies
Concrètement, les tonnes douvrages, de revues, daffiches et de bric-à-brac hétéroclite que recueillirent Otlet, son ami le socialiste Lafontaine et une poignée de fidèles collaborateurs, constituent indubitablement les archives les plus étonnantes et les plus malmenées de lhistoire humaine. En effet, cette bibliothèque hors-norme, rehaussée dun inventaire comptant des millions (!) de bristols, en encombra plus dun. À commencer par le Cinquantenaire, qui lhébergea momentanément et qui en dérangeait régulièrement les collections, au dam de leur maître duvre, à coups de «Foires commerciales aux caoutchoucs».
Dans le sillage de ses déménagements successifs, imposés par le gouvernement belge lui-même ou, pendant la guerre, par les autorités occupantes, le Mundaneum, «Juif errant» de papier, perdra irrémédiablement quantité de pièces. Certes, lintérêt des ressources amoncelées par Otlet pourra paraître relatif, si lon comprend quà ses yeux, tout écrit faisait sens pour révéler la culture à laquelle il appartenait. On nest pas loin parfois des énumérations du «grand chosier» cher à Vialatte
Ce serait faire fi dune démarche dappréhension globale du réel qui, aussi affolante quelle semble, nen recouvrait pas moins une part de noblesse et un dévouement certain à la cause de la Pensée.
Levie fait en tout cas mouche, puisquil sagit ici de partager son engouement pour cet esprit total. En défricheuse et déchiffreuse, elle nous guide à travers des kilomètres de rayonnages et, des caisses quelle a passé des mois à dépouiller et numéroter, exhume un à un les épisodes saillants dune vie. Otlet qui leût cru ? gardait absolument tout, même ce quon lui conseillait avec insistance de détruire. Cest ainsi que lon retrouve ses textes de jeunesse attestant quil fut prématurément atteint du virus classificatoire aigu. On surprend les dialogues quil a entretenus avec des architectes tels quAndersen ou encore Le Corbusier, afin dédifier sa Cité rêvée. On apprend que le rationaliste, le positiviste, pouvait se doubler dun caractère passionné, lorsquil tombe éperdument amoureux de celle qui deviendra sa deuxième épouse. On le voit, finalement, hagard, lancer des SOS aux Grands de la Terre, démocrates ou dictateurs, pour préserver sa précieuse cargaison avant de sombrer avec son navire.
Nombreux aujourdhui sont ceux qui considèrent Otlet comme un visionnaire, qui avait pressenti ce que serait Internet et limportance cruciale que prendrait linformation, véhiculée par quelque technologie que ce soit, à lère contemporaine. Ce qui a dailleurs pu être sauvé du Mundaneum fait lobjet dun musée, situé à Mons, qui possède une somme impressionnante de documents dépoque, notamment sur lanarchisme et le féminisme.
Si des zones dombre subsistent, bien entendu, dans lévocation de ce destin, cest comme pour mieux titiller la curiosité du lecteur (on aimerait par exemple en savoir davantage sur les rapports dOtlet avec la Théosophie). Cette enquête, pionnière, est assurément un modèle du genre, mené avec autant de précision que de délicatesse. Car Levie, après avoir entrouvert plusieurs tiroirs, laisse à dautres le soin de répondre à cette épineuse question : «Qui classera Paul Otlet ?»
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 31/01/2007 ) Imprimer | | |