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Tocqueville sans son rideau ? | | | Lucien Jaume Tocqueville - Les sources aristocratiques de la liberté Fayard 2008 / 28 € - 183.4 ffr. / 473 pages ISBN : 978-2-213-63592-7 FORMAT : 14,5cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Tocqueville, vedette américaine étouffée par le XXe siècle européen, a connu un revival saisissant il y a quelques années, ressucité par François Furet. Et De la démocratie en Amérique re-fut
Au-delà du constat historiographique concernant les intuitions et les éclairs du penseur du modèle américain et de la révolution française, contempteur malheureux et résigné de février 1848, il est bon de revenir sur un personnage plus connu que lu
et finalement sans doute pas si connu que ça, en dépit de nombre de travaux remarquables, à commencer par ceux de F. Mélonio, autre référence sur le châtelain de Tocqueville (Manche).
La biographie officielle est connue : celle dun jeune magistrat parti inspecter le système pénitentiaire américain et revenu avec un modèle politique original, celle dun savant rapidement distingué par lAcadémie, palmisé trop jeune, puis dun homme politique que la résurrection bonapartiste laisse froid. Tocqueville fut-il un Clausewitz de la politique, meilleur analyste que praticien ?
Politiste, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de Hobbes comme du libéralisme, Lucien Jaume sintéresse aujourdhui à Tocqueville, une uvre quil est difficile de contourner dans une carrière dhonnête homme et dintellectuel
Mais les détours sont trompeurs, et ce Tocqueville-ci fait son apparition dans un décor original, celui de la biographie. Et forcément, un Lucien Jaume biographe de Tocqueville pose et se pose des questions de biographe : qui est Tocqueville comme homme ? Que cache-t-il à ses lecteurs ? Quelles sont ses intentions, ses inspirations ? Pourquoi ?
Car Tocqueville, auteur, se cache et prétend écrire «derrière un rideau» : de ses opinions, de lui-même, il veille à ne rien laisser passer. Gageure ? Du démocrate au sociologue de lEtat, du moraliste à lécrivain, Tocqueville ne se résume pas quà un ouvrage, même si cet ouvrage De la Démocratie en Amérique offre un résumé de Tocqueville. Cest le pari de cette biographie intellectuelle, et originale, tant du fait de ses présupposés que de sa méthode : discerner dans les courbes de son écriture et de ses analyses le profil de lauteur.
Le plan entend coller au personnage, découpé en quartier. Le démocrate inaugure forcément louvrage, mais pour quelle démocratie ? Ou plutôt, quest-ce quun démocrate au début du XIXe siècle ? Un théoricien doublé dun utopiste ? Un sectateur de la souveraineté populaire ? Un prophète en quête du régime le plus confortable ? Entreprenant de reconstruire la notion et de cerner le penseur, lauteur sattaque à la notion de souveraineté - comparant les modèles français et américain - et de la souveraineté, on passe à lautorité. En relisant Tocqueville à la lumière de ses contemporains (et notamment des traditions saint-simonienne, catholique libérale et conservatrice
), L. Jaume entend le replacer dans un décor intellectuel familier, le re-contextualiser. Cest «Tocqueville dans ses meubles»
et dans ses chapelles : catholicisme, protestantisme, jansénisme sont déclinés comme autant de catégorisation du social et du politique. Très attentif à la dimension religieuse, lauteur y voit dans une France à peine concordataire, à peine déchristianisée un cadre intellectuel majeur, une collection de figures quil faut considérer de la même manière que les contemporains de Tocqueville considéraient leur Histoire sainte, comme un ensemble de symboles et dexempla de lidée chrétienne. Une clef de lecture à coup sûr exotique pour un lecteur de Tocqueville version 2008, mais essentielle et qui faisait déjà tout lintérêt du bel ouvrage de Jérôme Grondeux (La Religion des intellectuels français au XIXe siècle, Privat, 2002), lequel, de manière innovante, partait du même postulat, mais pour un tour de table du monde intellectuel français. Un dialogue à instaurer ?
Du démocrate, L. Jaume enchaîne, dans un anachronisme voulu et assumé, par le sociologue avec, dans sa boite à outils conceptuels, les Montesquieu, Bonald, Constant
et toujours cette autorité quil faut maintenant caractériser en tant que fait social. Et par un biais habile, le sociologue avant la lettre se transforme en moraliste (en tant quécrivain spécialiste des murs, définition contemporaine), doù linterrogation sur une autre notion tocquevillienne, celle de «lhonnête». Et retour au religieux, pour une escapade chez les jansénistes, figures de lhonnête par excellence. Et, nouvelle transition si habile que cen est un charme, cest Sainte-Beuve qui fait le passeur entre jansénisme normal pour lhistorien de Port royal et littérature. Car au final, luvre de Tocqueville est une uvre littéraire, à replacer dans son temps et dans son milieu : exercice redoutable de taxinomie qui fait voisiner lhistorien Tocqueville (celui de LAncien régime et la révolution) avec un Guizot critique (lhistorien de la révolution), un Chateaubriand admiré (autre inventeur de lAmérique, romantique celle-là), dans une filiation qui conduit à Bossuet (histoire providentielle, histoire démocratique, même combat ?).
Le charme de cet ouvrage réside dans cette méthode, qui mélange la conversation avec un honnête homme du XIXe siècle, et la réflexion dun érudit du XXIe siècle
Point de détails ici, mais une analyse efficace, quasi clinique, du paysage mental et intellectuel de Tocqueville. Une biographie intellectuelle de référence pour qui entend connaître de lintérieur non seulement les pensées dun père spirituel de lAmérique, mais également le bruissement dune époque désormais bien éloignée. Du bon usage du contexte
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 19/04/2008 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:La Religion des intellectuels français au XIXe siècle de Jérôme Grondeux Tocqueville retrouvé de Serge Audier | | |