| Philippe Muray Essais Les Belles Lettres 2010 / 33 € - 216.15 ffr. / 1816 pages ISBN : 978-2-251-44393-5 FORMAT : 13,5cm x 21cm
Notes de Vincent Morch Imprimer
"Vert paradis de lan 2000 où les annonceurs seront aussi les censureurs !"
De manière finalement assez surprenante, on ne présente plus Philippe Muray (1945-2006). Deux facteurs ont permis cela. Sa mort à 60 ans dun cancer du poumon puis la lecture publique de ses textes par lacteur Fabrice Luchini en 2010. Le premier facteur est habituel car, à linstar du requin blanc, un bon philosophe est toujours un philosophe mort. Le second est tout aussi problématique car quaurait pensé lintéressé de voir ses textes déclamés par un acteur (aussi bon soit-il), dans une salle comble, après une promotion assez conséquente ? Muray loué par Luchini au journal de France 2 avec son portrait apparaissant sur lécran géant du studio, ou encore pléthore darticles reconnaissant son uvre dans Le Nouvel observateur ou Libération, organes de presse absolument bannis par Muray dans ses Exorcismes Spirituels, qui, lui-même, était ostracisé par ces derniers
Peut-on parler dun Muray rattrapé par le système, phénomène qu'il avait si bien su observer durant les trente dernières années ? Muray avait-il prévu quon le récupérerait ainsi ? Sûrement, car seule la postmodernité permet cela... et cest lui qui nous lapprend dans son uvre !
Difficile donc déchapper à lère médiatique ; mais la possibilité aussi pour luvre de Muray de trouver quelques lecteurs et véhiculer sa pensée à certains dentre eux. Car Muray provoquera assurément une prise de conscience monumentale sur le monde post-historique qui est le nôtre. En tout cas, Philippe Muray, dont luvre est clairement scindée en deux parties (thématique puis socio-historique), était de son vivant un intellectuel influent certes mais quasi inconnu dans la sphère publique. Il est mort, le voilà reconnu avec la parution de ses Essais regroupant lessentiel de son uvre sur lère festive. A la bonne heure. Le roi est mort, vive le roi !
Si la première partie de ses écrits, allant de 1968 à 1988, est directement liée à la littérature (romans, pièces de théâtre, essais sur Céline, sur loccultisme au XIXe siècle), la seconde, commençant réellement en 1991 avec un texte essentiel, LEmpire du bien, sintéresse quasi exclusivement à la société post-historique que Muray va décrire de fond en comble afin dy démasquer une fracture anthropologique essentielle. La littérature reste bien évidemment présente, mais Muray prolonge alors son uvre par lobservation à la fois minutieuse et drôle dun monde confuso-oniriquo-festif qui, depuis le début des années 80, mais en saccentuant de manière endémique depuis vingt ans, prône le contraire de ce quil fait. Cet essai, que nous commentons ici, propose trois groupements de textes majeurs : LEmpire du bien (1991), Après lHistoire (2000) et Exorcismes spirituels (1997-2005).
LEmpire du bien est en fait une longue introduction à ce qui paraîtra par la suite sous différentes formes. La prise de conscience dun monde qui change et la critique de ce qui le constitue dès lors. Passé le temps où l'histoire se fondait sur une dialectique complexe mais acceptée de tous, où le mal côtoyait le bien, Muray analyse un monde en apparence permissif mais instaurant en fait une sorte de dictature clownesque (où le clownesque n'est en vérité que de façade) ; un monde qui privilégierait, au nom du consumérisme de masse, dune fausse tolérance exacerbée et dune volonté festive permanente, une sorte de Bien universel, insubmersible et dont on ne pourrait critiquer la moindre expression. Dès 1991, Muray perçoit ces changements, par lesquels ce qui paraissait naturel auparavant, devient une faute, un délit, voire un crime ! Cest ainsi un travail de quinze ans qui va pousser lauteur de Céline, à remarquer, du plus trivial («La Journée des femmes») au plus tragique («La Guerre du Golfe»), lévolution de la société occidentale. Une société où le va-tout festif est une véritable arme de guerre : obsession du pénal, défense de l'indétermination sexuelle, exigence d'un seuil de tolérance (!), etc. Bref, une forme nouvelle de médiocrité, fruit d'un diktat qui est en fait une nouvelle idéologie déclinée dans des domaines multiples et à des degrés variables.
Après LHistoire, qui complète directement LEmpire du bien, revient sur les deux années charnières séparant (quelque part) lancien monde du nouveau. Un an avant lan 2000, Muray dissèque les pires aberrations de notre époque édulcorée et acidulée, un temps qui se situe après toute fracture existentielle et réelle, un monde post-historique où triomphe lhomme nouveau, «le PDG en trottinette», «le gauchiste sectaire», «le juge festif» ou encore «le flic en tutu», bref Homo Festivus ! Une espèce de «néo-beauf», obsédé par lapparence, le jeunisme, la technique, la fête, la pureté, la santé, la transparence, la tolérance, lhédonisme, le tourisme, lécologie, lindifférenciation, le pénal, lart moderne... au nom dune vertu apparemment universelle, en fait celle quil a définie afin de la proclamer et de létendre même aux plus réticents. En fait, ce genre nouveau est le symbole dun pouvoir dominateur qui, sous couvert didées très sympathiques de paix et de tolérance, nous impose un monde globalisant, rejetant toute contre pensée (surtout si celle-ci est puisée dans quelque passé enfoui), et marqué par une idéologie masquée, bien pire en fait que ce quelle entend dénoncer. Le parfait rebelle libéral est né ! Là est toute la thèse de Philippe Muray. Ce monde de «bisounours» est avant tout un système de carnassiers, aurait-il pu écrire !
Les Exorcismes spirituels, quant à eux, regroupent lensemble des textes critiques que Muray a écrits entre 1978 et 2004. Dans un ordre non chronologique, les quatre tomes sintéressent tout autant à la lecture de Balzac, Zola, Péguy, Céline, Bernanos, Marcel Aymé, Jean Giono, etc. (là, Muray interprète avec sa vivacité intellectuelle et assez moderne pour le coup, ce que lon voit peu dans ces uvres ou chez ces écrivains), quà lanalyse précise et détaillée de lère festive. Lintérêt de lire le Muray critique se situe précisément là, dans son interprétation à la fois classique des textes mais avec une résonance permanente sur le monde moderne. Muray relève ce que Balzac analysait sur son époque ou encore sur ce que Péguy présageait pour la nôtre. Là est sa force danalyse et de décryptage. Pour comprendre ce que nous vivons, il nous faut revenir sans cesse au passé et aux génies qui y ont laissé leur trace, avec en toile de fond quelques présages funestes pour notre époque.
Plus les années passent et plus Muray sindigne en faisant du monde onirique directement son sujet dexpérimentation littéraire (rappelons que Muray avait pour ambition de construire une uvre littéraire sur lobservation de ces nouvelles murs). Et ce sont les textes sur le monde postmoderne qui vont primer. De «LEnvie du pénal» (1992) à «Nuit blanche gravement à la santé» (2002), Muray sen donne à cur joie pour décrypter un monde qui sécroule en croyant précisément quil sélève. Que ce soit dans des journaux politiques, en exploration solitaire à Disneyland ou à la lecture de ses contemporains (C. Angot, C. Millet), Muray décrit, avec un humour féroce et un sens de la satire incomparable, une époque nouvelle qui ne connaît pas de pareille dans le passé. Un monde où le non-événement domine, un monde où le nouveau totalitarisme s'impose, construit de plantes vertes, dassociations militantes, de procédures en tout genre, dexhibitions narcissiques, de créations festives, sans oublier les dernières aberrations politiques et post-historiques de ce début de millénaire. Ce, pratiquement sans réaction.
Depuis la mort de Muray, les choses se sont aggravées. On reconnaît les grands écrivains précisément à cela : Philippe Muray a compris et décortiqué dans une uvre assez ample le fait que le pouvoir (politique, économique, médiatique, juridique et culturel) a érigé en système les notions de paix, de santé, de fête et de tolérance pour gouverner et contrôler les nouvelles générations. Voilà une idée de génie. Houellebecq a su superposer la misère sexuelle au libéralisme économique ; Philippe Muray, lui, a su faire sortir de lombre où elle se tapissait une nouvelle tyrannie grimée d'oripeaux festifs.
Les Belles lettres auraient pu inclure ici Festivus festivus qui décortique dans un long entretien le monde de 2005 tel que Muray le percevait. Mais voici déjà 1800 pages pour se familiariser avec un auteur singulier, dont le principal trait a été de dépeindre la couleuvre que le système moderne a voulu nous faire avaler : une volonté de transparence permanente et morale qui se dédouble véritablement en déni de réalité et en délation organisée
Jean-Laurent Glémin ( Mis en ligne le 04/01/2011 ) Imprimer
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