|
Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
| Entretien avec Paul Claval
Paul Claval, Ennoblir et embellir - De l'architecture à l'urbanisme, Carnets de l'Info (Modes de Ville), septembre 2011, 294 p., 19 , ISBN : 978-2-362-67017-6 Imprimer
M. Paul Claval, professeur honoraire à lUniversité Paris IV-Sorbonne, nous a reçu seul dans un bureau quil partage avec deux autres collègues à lInstitut de géographie, rue Saint-Jacques à Paris. Une attention quil apprécie, puisquaprès tout, il ny enseigne plus.
Parutions.com : A un géographe, insistant sur limportance souvent négligée de la spatialité, la première question à poser est peut-être celle de votre présence au monde. Par exemple sous cette forme : Quels ont été les lieux marquants de votre vie ? Si le territoire est lespace familier et celui de la vie quotidienne, peut-on délimiter votre territoire ? Peut-être à plusieurs échelles (monde, France, «racines régionales») ? Enfin quelles sont les personnes, qui sont associées à ces lieux ?
Paul Claval : Je suis né en 1932 : mon père, instituteur à lorigine, venait de devenir Vérificateur des Poids et Mesures. La formation des fonctionnaires se faisait alors souvent par apprentissage en région parisienne. Il fut ensuite nommé à Romorantin. A lépoque, Intermezzo de Giraudoux avait popularisé lidée que le fonctionnaire français typique était le Vérificateur des Poids et Mesures, mais cest un hasard. Jai ensuite passé lessentiel de ma jeunesse dans la région de Cahors et, en vacances, à Martel, pratiquement à la limite entre le Massif central et le Sud-Ouest. Cette expérience ma formé, enfant. Jy ai appris des notions qui faisaient partie de la culture populaire locale et une première géographie vécue de ce territoire. Comme je lai dit dans ma Géographie régionale, ma mère a enseigné au début des années vingt dans une petite école du Limargue, au contact du Massif central et du Bassin aquitain, ses élèves sinjuriaient et se traitaient de «ségalins» ou de «caussetiers» selon que lexploitation de leurs parents se trouvait sur les roches cristallines ou sur les calcaires du lias et selon quelle produisait du seigle ou du froment : ils savaient tous ce quétaient le «ségala» et le «causse».
Jai fréquenté lécole primaire dun hameau alors purement rural de la commune de Cahors. Ma mère y était institutrice. Nous avions les jeux de la jeunesse des campagnes, comme la pose de collets, et un héros de ce temps fut pour nous un camarade qui était arrivé en retard en classe parce quil avait attrapé un marcassin et avait dû appeler son père pour labattre. Je suis né dans un milieu où l'on était traditionnellement catholique ; une de mes tantes était directrice dune institution religieuse de jeunes filles, ou ouvroir, dans un bourg de la vallée de la Garonne, qui ressemblait un peu à celui de Don Camillo : le maire était communiste, mais conciliant au fond. Il admirait ma tante parce qu'elle avait giflé le jeune instituteur le jour où elle avait surpris ce dernier embrassant une de ses élèves. Depuis lors, il faisait voter tous les ans par son conseil municipal la fourniture de stères de bois pour la fête de louvroir de ma tante, qui avait lieu lété - ces réserves servaient en fait à chauffer louvroir lhiver ! Cétait une expérience de la vie sociale avec sa complexité, et du rôle des valeurs vécues, par-delà les étiquettes et les oppositions officielles.
Jai toujours été intéressé par la géographie, et dabord par les cartes. Jétais assez doué en classe dans cette discipline, ce qui ma permis de remporter deux prix au concours général, en première et en terminale. Cela ma donné loccasion de faire les premiers grands voyages de ma vie, les premiers aussi sans ma famille. Le premier prix consistait à visiter le Maroc, alors protectorat français. Je me suis retrouvé adolescent dans un car «seul» au milieu de Scandinaves qui visitaient le massif du Djebel Toubkal. Jy ai découvert un monde qui métait totalement étranger, à tous égards, la pauvreté incroyable et une agriculture de type médiéval. Un choc que les jeunes daujourdhui ne peuvent sans doute plus vivre, car on ne voyage plus de cette façon. Lannée suivante, on ma fait visiter lAlgérie. Sur les hautes plaines, autour de Sétif, les colons nosaient plus, depuis la révolte de mai 1945, dormir dans leurs fermes : jai compris que lépoque coloniale touchait à sa fin.
Jétais bon en mathématiques, surtout en géométrie, jaimais résoudre les problèmes. Jai donc décidé dabord détudier les sciences et jai fait une hypotaupe ce qui fait que je nai jamais eu le complexe dinfériorité que les géographes ont souvent vis-à-vis des scientifiques purs et durs. Mais jai bifurqué assez vite de nouveau vers la géographie et une prépa littéraire puis en faculté. Je naimais pas les prépas : je ny faisais rien, sauf lire beaucoup de romans policiers, surtout anglo-saxons cest alors que jai pris goût à lire langlais, ce qui ma considérablement servi par la suite. Jai été marqué par deux professeurs : un professeur de lettres du lycée, Mercadier, qui ma appris à lire attentivement les textes littéraires et à y suivre, par exemple, les mutations socio-historiques, comme celles du statut de valet de Corneille et Molière à Beaumarchais ; lautre, Taillefer, dirigeait lInstitut de Géographie ; il ma enseigné à interpréter rigoureusement cartes topographiques et cartes géologiques - un exercice très utile, très formateur ; à loccasion dune dissertation sur les États-Unis, il ma fait comprendre ce quétait lorganisation régionale, et sa dimension historique. Il y avait aussi Barrère, qui ensuite est devenu professeur à Bordeaux : il ma fait découvrir que la carte thématique nétait pas seulement une illustration, mais un outil de recherche et de réflexion.
Jai ensuite passé lagrégation et effectué mon service comme Élève-Officier de Réserve à Châlons. Jétais sous-lieutenant artilleur à Poitiers, mais lunité formait en fait des fantassins : cétait la guerre dAlgérie. Je passais huit heures à diriger ma section sur le terrain : javais lesprit extraordinairement frais et en profitais pour lire pendant mes soirées. Jétais libre de lire et je nai jamais aussi bien réfléchi quà cette époque. Jallais à Paris où je machetais des livres, certains ont joué un rôle décisif.
Jai été marqué par ma vie et mon enseignement en Franche-Comté. Jy ai épousé Françoise Daillens. Cétait une excellente géographe (elle avait été reçue première à lagrégation masculine de géographie) et une cartographe inspirée elle a illustré tous mes livres. Elle était protestante et avait des liens familiaux avec la Suisse. Je lui dois davoir mieux compris la Suisse voisine et dêtre devenu sensible à la différence de mentalités et de modes de vie que crée la différence de religion dominante dans ces pays francophones très similaires à bien des égards. On le voit dans certains de mes livres par le fait que je me réfère au Jura ou à la différence de culture dun côté et de lautre de la frontière. Mes racines catholiques dans la France officiellement laïque nont pas joué un rôle aussi important dans mon intérêt croissant pour la dimension culturelle en géographie humaine, notamment pour la question de la culture symbolique et de ses dimensions religieuses ou «idéologiques».
Quand nous sommes allés à Amsterdam avec mon épouse, à linvitation de lUniversité dAmsterdam, un séjour fort agréable au cur de la ville et au milieu des institutions culturelles les plus prestigieuses (musées, salles de concerts), nous avons pu vérifier ensemble ce fait auprès dun jeune couple franco-néerlandais qui faisait partie de nos relations : le mari, protestant de gauche, interdisait à sa femme de laisser leurs enfants regarder la série La Petite maison dans la prairie, car, disait-il, il sagissait dun programme de la chaîne des «protestants conservateurs». Elle, Française, sétonnait de lintransigeance de son mari ; elle regrettait de ne pas pouvoir jouir dune heure de calme en installant ses enfants devant une banale série télévisée montrant la vie rurale en Amérique ! Pour son mari, en revanche, il sagissait dune valorisation de la société rurale patriarcale, dune idéalisation dun ordre social politico-religieux destinée à influencer les enfants dès le plus jeune âge. Cest ainsi que nous avons compris la singularité de la société et du système politique néerlandais : la télévision y appartient à lEtat, mais celui-ci divise les temps dantenne entre les différents groupes religieux et idéologiques selon leur poids dans la société. La télévision a agi pour nous comme un révélateur de la nature de lEtat et de la démocratie dans ce pays : pas un Etat à la française, «au-dessus» des religions, mais un cadre permettant pacifiquement aux communautés de sy exprimer. Je précise : il ne sagit pas de «communautarisme» au sens français, qui implique une composante locale, de ghettos et despaces confisqués ; plutôt ce quon appelle les «colonnes» de la société.
Jai voyagé évidemment hors dEurope, et en particulier au Japon, à Taïwan, au Canada, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande (dont javais beaucoup rêvé, étant enfant), en Australie, au Brésil, etc. Jai très jeune été plus intéressé par les pays neufs que par les vieux pays des origines de la civilisation européenne. Jai peut-être espéré, comme dautres, y mieux voir comment naît un peuple ou un pays, mais je ne suis pas sûr que ce soit plus clair. Jai particulièrement apprécié une tournée de conférences dans les six universités de Nouvelle Zélande, comme ''French National Fellow'', cet universitaire français que le gouvernement néo-zélandais invita tous les ans, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à laffaire du Rainbow Warrior, pour promouvoir les liens universitaires entre les deux pays ; à lépoque, je succédais à Emmanuel Leroy-Ladurie.
Je suis allé souvent au Brésil, un pays que je connais bien ; cela a été pour moi loccasion dapprendre le portugais, une langue que je lis avec plaisir et écris à peu près ; je prononce dans cette langue les conférences quon my demande. Les pays neufs ont lavantage de parler souvent une langue européenne que je maîtrise : langlais par exemple. Je suis familier des États-Unis, au moins de la côte est et du Texas ; je ne suis jamais allé en Louisiane, alors que je connais bien le Québec et le Canada anglophone.
Parutions.com : Cela nous conduit logiquement à votre travail sur la géographie humaine et surtout sur la géographie culturelle, dont vous avez été le pionnier en France. Comment cela sinscrit-il dans votre parcours et quelle cohérence avec lensemble de votre uvre qui touche tous les domaines de la géographie ?
Paul Claval : Mon uvre a porté essentiellement sur la géographie humaine, même si jai été formé à la géographie physique - ce que je ne regrette pas : cétait un exercice intellectuel intéressant et formateur, mais à léchelle de temps où se déroule lhistoire, cest assez marginal pour celui qui sintéresse à la distribution et aux activités des groupes humains ; la part de la géomorphologie est longtemps restée trop grande dans les études et examens de géographie. A-t-on tant besoin de géologie et géomorphologie pour expliquer lorganisation et les structures spatiales de nos sociétés ? Étudiant, jétais un peu frustré de la part trop réduite quon donnait à la géographie humaine : cette dernière me semblait alors trop peu développée et pas assez rigoureuse, mal intégrée aussi dans le tout de la géographie. Nos professeurs nous renvoyaient alors à La Géographie humaine de Jean Brunhes, aux Principes de géographie humaine de Vidal de La Blache ou à La Terre et lévolution humaine de Lucien Febvre, des ouvrages dintroduction de qualité, mais pensés ou publiés autour de la Première Guerre mondiale ! On nous y parlait de colonisation, alors que les empires coloniaux seffondraient ! La société quils présentaient avait subi entre-temps le choc de deux guerres mondiales et de la crise de 1929 ! Il nexistait aucun manuel à jour sur létat de la géographie humaine et de ses débats, aucun ouvrage non plus sur son histoire : si bien que jai décidé den écrire un moi-même pour combler cette lacune ! LEssai sur lévolution de la géographie humaine publié en 1964 est dailleurs sans doute, des ouvrages que jai écrits, celui que je préfère : comme tout essai, il avait ses défauts, mais cétait une expérience intellectuellement stimulante dinventer du nouveau, sans modèle préétabli.
Jai, chronologiquement, commencé à repenser la géographie humaine par la géographie économique. Je métais mis sérieusement à léconomie moderne en lisant, entre 1955 à 1957, les cours de Raymond Barre. Il me semblait que la géographie négligeait très paradoxalement le rôle de la circulation, pourtant considérée comme un des deux piliers de la géographie humaine aussi bien par Friedrich Ratzel que par Vidal de la Blache ; elle ne sattachait guère, en particulier, à la question de la distance, à la variable «coût de la distance», dans lorganisation économique. Pendant mon service militaire, jachetais à lautomne 1957 Économie et espace de Claude Ponsard, un livre parfois un peu difficile, publié en 1955 par un économiste qui rendait ainsi accessible le domaine de léconomie spatiale, jusque-là développé essentiellement par des auteurs allemands. Léconomie avait formulé clairement et articulé un corps de doctrine permettant de traiter sérieusement des problèmes géographiques. Il fallait appliquer et développer ce type danalyse et restructurer la géographie économique, en partant des meilleures études théoriques disponibles. En février 58, je décidai de travailler à un livre sur ce thème ; il en est sorti en fait deux ouvrages : dabord en 1963 Géographie générale des marchés, puis en 1968 Régions, nations, grands espaces.
Jai, dans des textes postérieurs, critiqué loubli du facteur de la distance dans la géographie marxiste de lépoque : je ne faisais que répéter en cela le marxiste Henri Lefebvre ! Cest tout le sens de Limits to Capital du géographe marxiste anglo-américain David Harvey : dans ce livre, il essaie de combler une lacune de la pensée de Marx à lépoque du Capital, en revenant au jeune Marx, qui, lui, était conscient de limportance de la distance dans léconomie. Mais en cherchant à donner à son uvre une dimension révolutionnaire, Marx a tout misé sur la rupture totale et instantanée, ce qui implique de négliger les différences spatiales croissantes avec léloignement. Il en est résulté des effets pervers et dysfonctionnements fatals dans la gestion hyper-centralisée des économies socialistes. Je ne sais si David Harvey dirait quil est daccord avec moi, mais je constate quil fait comme si. Létude des faits de la mondialisation le montre bien : à partir du moment où les traités promeuvent le libre-échange, où la révolution des transports abaisse les coûts et où il est techniquement (par la révolution de linformation) et financièrement possible aux entreprises de gérer la production de très loin, elles nont plus besoin de concentrer la production près des lieux de conception et de direction ; elles délocalisent donc dans leur propre intérêt et afin de se soustraire au contrôle de lEtat où elles se sont dabord épanouies, et mettent donc en concurrence les États entre eux. On avait déjà constaté cette capacité croissante à délocaliser à léchelle de la France au moment où les lignes aériennes intérieures se sont mises en place, dans les années 1960, mais depuis lors, les entreprises passent les frontières !
Parutions.com : Dans la géographie humaine, vous accordez une grande place à la culture : vous préparez dailleurs la 3ème édition de votre Géographie culturelle. Avez-vous eu des maîtres ou des modèles ?
Paul Claval : Jai eu un modèle en géographie économique Ponsard. Je nen ai pas eu en géographie culturelle. Jai beaucoup lu les collègues étrangers pour les intégrer à mon travail, mais lorsque jai développé la géographie culturelle, ce nétait pas sous leffet dune lecture particulière ; je nai dailleurs pas suivi de maître. Jai mentionné le rôle de mon épouse, notre expérience de différences culturelles concrètes avec la Suisse, le Canada ou les Pays-Bas. Le facteur religieux est un des aspects de la culture symbolique : le protestant se rappelle la parole du Seigneur : «Je serai avec vous dès que vous serez réunis pour prier en mon nom» : cela crée une conviction plus égalitaire dans cette confession que dans le catholicisme qui enseigne le rôle déterminant du prêtre médiateur, conception qui favorise en revanche la tendance à la hiérarchie. La nature de lEtat aux Pays-Bas illustre la difficulté réelle que doit traiter la construction européenne : il ne suffit pas dabaisser les barrières douanières et les frontières pour créer ipso facto lhomogénéité culturelle et lentente. Car la démocratie na pas exactement le même sens en Hollande quen France : aux Pays Bas, la liberté de légaliser des drogues douces résulte du choix de certaines des colonnes de la société, que lEtat respecte. Bien sûr cela ne signifie pas quil soit impossible de cohabiter avec les autres peuples européens. Mais comme en France, où il a fallu transformer les Bretons et les Languedociens en Français dune même république, sans nier toutes leurs différences pour autant, il faudra du temps pour harmoniser les règles entre Européens. Jai donc voulu montrer la force du facteur culturel dans la perception du monde et dans les décisions. Bien sûr, jai lu les auteurs anglo-saxons, mais ils privilégiaient la culture symbolique au point de négliger la culture matérielle, ce que je nacceptais pas. Pour mon manuel sur la géographie culturelle, je navais pas de modèle, jai donc dû organiser concepts et méthodes.
Loriginalité de mes publications (quil sagisse de géographie culturelle ou de géographie économique) a été souvent niée ou discutée à ce sujet. Sous prétexte que javais lu et intégré, le premier en France parmi les géographes, des auteurs anglo-saxons, certains, qui ne les avaient pas lus, incapables de voir ma contribution propre, mont présenté comme un simple traducteur, un truchement. Et sous prétexte que je mintéressais à la culture, on ma parfois présenté comme un «culturaliste», façon de dire que je négligeais des données plus importantes, celles de léconomie et de la politique en particulier. Jai été considéré comme un novateur jusquen mai 68 ; jai vécu les événements à luniversité de Besançon, jen dirigeais alors le département de géographie ; comme javais mis en place une représentation étudiante élue avant les grèves, les étudiants de géographie ne virent aucune raison de bouder leurs cours : je fus présenté par une certaine «gauche» comme «réactionnaire», alors que mes idées navaient pas changé entre avril et juillet ! A cette époque, un de mes collègues ma fait remarquer un jour quil mavait cité dans un article ; comme je len remerciais en lui signalant que cétait après tout normal, sil mavait emprunté quelque chose, jeus la surprise de lentendre répondre : «Oui, mais tes autres collègues de gauche, eux, ont décidé de ne plus te citer!»
Mon approche épistémologique, ou disons, historico-critique de la géographie est une autre de mes originalités. Jai toujours été passionné par lhistoire des idées, notamment appliquée aux sciences sociales. Il me semble dailleurs nécessaire au bon exercice de la discipline de réfléchir aux présupposés oubliés et de les déconstruire, surtout au moment où ils mènent à des limites ou à une impasse. Jai lu avec attention à ce sujet le fameux ouvrage de Thomas Kuhn sur les «révolutions scientifiques» et les «changements de paradigmes», mais cette vision, utile dans les sciences physiques, me paraît mal adaptée aux sciences sociales. Plus que de «révolutions» (il y en aurait trop pour que le mot garde sa pertinence), il faut parler, me semble-t-il, de «tournants» («turns» en anglais) successifs ou contemporains, qui attirent lattention sur des aspects négligés. Il y a eu un tournant phénoménologique (insistant sur la subjectivité, lexpérience vécue face au regard scientifique avec ses constructions et ses modèles), un tournant culturel (soulignant lépaisseur et la résistance des identités et la force des représentations et des croyances), un tournant «radical» (critiquant les tendances implicitement conservatrices du capitalisme dune certaine géographie, confondant efficacité dans ce cadre et optimum social), etc.
Parutions.com : Comment voyez-vous les tâches et lavenir de la géographie ? Quelle est son utilité sociale ? Que devient le métier de géographe ? Quelles sont les conditions nécessaires pour devenir un bon géographe ?
Paul Claval : La géographie aujourdhui doit être à mon avis plus consciente des limites de la scientificité et de lobjectivité, plus ouverte au recul critique sur son travail. Cest la leçon «post-moderne» de la déconstruction : se méfier des modèles tout faits. La géographie doit être consciente de son historicité : elle est en évolution, elle est essentiellement évolutive. Deuxièmement, elle doit tenir compte du fait culturel. Troisièmement, elle doit garder à lesprit la nécessité de faire varier les échelles et de lier les phénomènes dans des ensembles : les faits locaux sexpliquent en partie par leur participation à un fonctionnement densemble plus englobant. Cest dailleurs une leçon que jai retenue de Ritter et de la géographie allemande, qui avait également marqué Elisée Reclus et Vidal de la Blache.
Pour devenir un bon géographe, il faut certes aimer lexpérience de la variété du monde, mais dabord garder une faculté détonnement devant la différence et aimer à déceler des structures. Sur le plan de la formation, des études sérieuses en écologie (la science) me semblent requises. Dans ma jeunesse et longtemps après, les examens et concours ont imposé trop de géomorphologie aux étudiants, sans doute parce que cétait formateur et que cela se prêtait plus facilement à une évaluation, mais ce qui se traduit facilement en un exercice scolaire nest pas forcément ce qui est le plus utile. Une certaine maîtrise doutils mathématiques, surtout de statistiques, peut être utile : même si je nai pas produit détudes quantitatives, je nignore pas la nécessité de ces travaux ; mais outre que désormais existent de bons logiciels pour traiter les données et les classer, létude quantitative ne répond jamais à la question du «pourquoi». Cest dailleurs la même chose avec les modèles : que la structure des quartiers dune ville soit annulaire, radiale ou autre, ou les trois en même temps, cela ne nous explique pas pourquoi.
Le métier de géographe sest diversifié ; autrefois il était lié étroitement et presque seulement à lenseignement. Aujourdhui il y a de nombreux débouchés professionnels dans la géographie appliquée au tourisme, aux transports et à la télédétection. Dans lenseignement, les postes sont limités et vu létat des finances publiques, on peut se demander si le résultat en mai prochain pourrait changer les choses durablement. Je ne suis pas spécialiste de la pédagogie, même si je me suis intéressé à linfluence de Rousseau et Pestalozzi sur lenseignement de ma discipline ; dans les années 70-80, jai un peu suivi les débats sur la pédagogie «par objectifs» ; il me semble que, par réaction excessive, la «pédagogie active» attend trop de la spontanéité des jeunes, dautant quon a créé des classes hétérogènes avec des élèves sans les bases suffisantes pour suivre ; on a trop dévalorisé leffort de mémoire et la formation de la culture ; lexpérience montre limportance pour le professeur de ne pas trop se mettre au niveau des élèves ; il faut exiger des élèves quils fassent effort sur eux-mêmes pour sélever intellectuellement ; le rôle dentraînement dun pôle de bons élèves «moteurs» est aussi important dans une classe. Quant à lennui, on veut trop en «libérer» les jeunes, alors que cest une expérience utile ! Paradoxe : on veut la spontanéité, mais on est presque culpabilisé de laisser les jeunes, dès le plus jeune âge, en face deux-mêmes. Les stimuler daccord, mais pas trop les occuper, ni les infantiliser. Ils ont dailleurs peut-être trop dheures de cours dans le secondaire
Il faut en revanche susciter le goût de la lecture et de la réflexion. Cest surtout important à luniversité et cest un point faible du système français. Pour résumer : on a peut-être été trop ambitieux, mais pas assez exigeant !
Il faut aussi toujours se méfier des modes et des simplifications, qui font perdre la sensibilité au réel. Jai souvent critiqué lhabitude de figer les choses dans des termes passe-partout de plus en plus inadaptés : exemple, «les pays en voie de développement» le sont depuis longtemps et certains sont plutôt «développés de façon inégale» que «sous-développés» aujourdhui ; on en tient compte dailleurs, en parlant de «pays émergents», mais la catégorie nest pas satisfaisante, dans la mesure où les problèmes du Brésil nont pas grand chose à voir avec ceux de la Russie ou de lInde. Les favelas du Brésil, par exemple, sont fort différentes des ''townships'' dAfrique du sud. Le Brésil à certains égards est au niveau de la France et des États-Unis ! A force de classer dans des cases verbales des cas très différents avec leurs dynamiques propres, on sempêche de voir les changements arriver. Autre risque : au nom de létude, certes indispensable, de cas concrets, réduire lenseignement à cela ; par manque de temps, limiter tellement le nombre des cas étudiés, que la culture générale tend à disparaître, comme lhistoire de la littérature a peu à peu disparu des têtes à force de voir des «textes» coupés des ensembles donnant sens.
Au-delà des géographes, aujourdhui la géographie doit rester un élément de la formation des citoyens, car elle a une fonction politique éminente. Il faut répéter aux gens cette vérité méconnue que nous nen avons pas fini avec la servitude. Elle prend simplement des formes toujours nouvelles. Si on ne les comprend pas, si on nen prend pas la mesure, on risque de demeurer indifférents face au sort de ceux qui en sont victimes. Il y a des gens, obligés de se déplacer et de quitter leur pays, qui sont privés de droits sociaux et politiques parce quils sont privés de papiers : ils sont souvent exploités de façon cynique. Cela va des travailleurs clandestins et domestiques de nos métropoles aux travailleurs pakistanais ou philippins dArabie Saoudite ou des monarchies du Golfe aux ouvriers palestiniens sous-payés en Israël.
Les gens doivent comprendre que la mondialisation met au défi les États de sadapter pour inventer des modes daction : ils sont rongés par en bas avec la décentralisation croissante, limités en haut par les organisations supra-nationales, défiés en bas par la puissance des entreprises. La géographie doit aider la puissance publique à prendre les meilleures décisions ; en démocratie, il lui faut donc informer les citoyens pour quils se saisissent des questions et en débattent. En se méfiant des solutions à la mode : la politique de décentralisation et daménagement du territoire avec leur discours sur la nécessité de rééquilibrer pour un meilleur développement se sont fondées sur des certitudes qui étaient demblée discutables et qui le sont plus encore aujourdhui ! Désormais avec le pétrole cher, chacun comprend que la rurbanisation et la dispersion en habitat pavillonnaire, qui mitent la France rurale, ne sont guère viables économiquement, tandis que le retour à la densité urbaine est difficile à réaliser !
Mais la géographie ne sadresse pas quaux citoyens, aux électeurs et aux militants : elle sadresse aussi aux êtres humains comme sujets responsables et doit les prévenir quils doivent être des consommateurs conscients du caractère limité des ressources et des usagers prenant la mesure effective, dans leurs actes, des problèmes du «développement supportable» pour la planète. Au fond, la géographie pose à chaque époque la question de la meilleure vie de la société dans son éco-système et en appelle à la décision réfléchie des acteurs ; elle pose aussi la question de la frontière et de la souveraineté dans lespace.
Parutions.com : Merci.
Entretien mené le 27 février 2012 par Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 13/03/2012 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Brève histoire de l'urbanisme de Paul Claval | | |
|
|
|
|