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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
| Gérald Bronner La Démocratie des crédules PUF 2013 / 19 € - 124.45 ffr. / 343 pages ISBN : 978-2-13-060729-8 FORMAT : 12,5 cm × 19,0 cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a publié entre autres, aux Éditions du Cygne, Abkhazie : A la découverte dune ''République'' de survivants (2010). Imprimer
Chacun pourrait en convenir : plus le niveau culturel et la diffusion de linformation augmentent, plus les excès de la culture du soupçon hyperbolique (moins constructif que le doute hyperbolique de Descartes) peuvent être une source danomie, spécialement dans une démocratie libérale où la légitimité du pouvoir repose plus quailleurs sur lopinion commune et où la course effrénée au scoop dans les grands médias est loin de servir systématiquement les intérêts de la raison.
En militant dévoué de la cause de lintelligence critique mais structurée, le sociologue Gérald Bronner entreprend donc de combattre cette dérive et, pour ce faire, nous propose un ouvrage intéressant qui décrit finement les processus de la tromperie, dissèque des cas, invente des catégories ou les reprend à dautres travaux universitaires (le biais de confirmation, effet Werther, effet râteau, etc.), fondés sur des tests de logique ou des expériences de psychologie sociale (qui laisseront le lecteur plus ou moins sceptique suivant les cas). Un des grands mérites du livre est de montrer comment Internet amplifie les travers habituel de la psychologie des foules, en favorisant notamment la diffusion des idées des plus motivés au détriment des esprits modérés qui sont pourtant, bien souvent les véritables «sachants» (notamment dans les polémiques scientifiques, sur le nucléaire, les OGM, etc.). Le texte de Bronner comme tous les travaux inspirés est dune lecture agréable et pourrait susciter ladhésion pleine et entière si toutefois il ne pêchait par deux carences graves.
La première tient à une certaine fragilité de forme et de fond. La forme, ce sont les nombreuses coquilles très surprenantes chez un grand éditeur universitaire. Non moins étonnantes sont les insuffisances de fond : ainsi, est-il possible quun chercheur relu par un comité de lecture écrive : «la vision biblique du monde qui avait prévalu pendant près de trois mille ans» (pp.23-24) ? Faut-il lui rappeler que cette «vision» ne «prévaut» dans le bassin méditerranéen que depuis 1600 ans, et ailleurs depuis bien moins longtemps ? Lerreur ne serait quétourderie si elle ne trahissait un réel manque de profondeur historique. Par exemple quand lauteur feint de croire que cest la première fois que le complotisme se dirige contre les pouvoirs en place et non contre les déviants : cette thèse, pour être convaincante, devrait procéder dune comparaison minutieuse avec des cas anciens de paranoïa contre les pouvoirs dominants, par exemple contre Marie-Antoinette reine de France juste avant la Révolution française ou contre le pouvoir «papiste» aux grandes heures des guerres de religion. De même, pour convaincre de ce quil y a de vraiment nouveau dans le refus parmi ses fans de croire en la mort de Michael Jackson, il faudrait le comparer avec dautres hallucinations collectives similaires, comme celle selon laquelle lempereur Néron nest pas mort en 68 de notre ère, croyance qui, paraît-il, connut un grand succès en Asie Mineure à lépoque de la rédaction de lApocalypse de Jean. Lorsque Bronner avance que les technologies accélèrent la diffusion des erreurs, voire leur invention, lénoncé serait plus acceptable sil faisait leffort de mieux démontrer en quoi les biais que suscitent Internet et les vidéos par exemple nexistaient pas déjà par le passé. Et largument selon lequel les égarements daujourdhui peuvent être déclarés absolument nouveaux et sans aucun rapport avec lobscurantisme dautrefois du fait de notre haut niveau déducation ne peut être pris pour argent comptant que si lon oublie que les fables les plus invraisemblables écrites par le passé lont été par des esprits hautement cultivés (par exemple la Vie dApollonios de Tyane sous Caracalla, à laquelle visiblement son auteur très cultivé croyait dur comme fer).
La deuxième faiblesse de louvrage est idéologique et elle crée un véritable point aveugle dans son raisonnement : la plupart des croyances collectives que Bronner dénonce sont luvre de milieux contestataires qui sopposent aux grandes entreprises ou aux gouvernements. Or les mensonges diffusés par ces derniers sont, eux, passés sous silence. Vainement on cherchera, par exemple, dans ce livre des démonstrations sur les massacres de Timisoara en Roumanie, de Racak au Kosovo, les «armes chimiques» de Saddam Hussein et autres inventions des propagandes de guerre diffusées à très grande échelle (plus grande bien souvent que les mythes des contestataires). Cela na pourtant rien danecdotique, car ces mensonges sont pour beaucoup dans le développement de lesprit de défiance que lauteur remarque et dénonce dans notre société. Une véritable dialectique existe dans les mass-media entre «mensonges den haut» et fantasmagorie contestataire dont le livre omet complètement dexpliciter le mécanisme. Or si la progression de lirrationnel mérite dêtre critiquée, encore faut-il le faire à partir dun point de vue impartial qui en considère toutes les dimensions.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 07/05/2013 ) Imprimer | | |
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