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Ouvrons les yeux !
Bernard Stiegler   Economie de l'hypermatériel et psychopouvoir - Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontens
Mille et une nuits 2008 /  17 € - 111.35 ffr. / 130 pages
ISBN : 978-2-84205-945-3
FORMAT : 13,0cm x 20,0cm

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.
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Bernard Stiegler est un philosophe qui a fondé l'association Ars Industrialis. Il est notamment l'auteur de Mécréance et discrédit : La décadence des démocraties industrielles (Tome 1), Les sociétés incontrôlables d'individus désaffectés (Tome 2) et L'Esprit perdu du capitalisme (Tome 3). Dans ce livre d'entretiens, Bernard Stiegler réfléchit sur le nouveau stade de l’histoire de l'évolution technique de l'humanité : celui du capitalisme hyperindustriel. Car ce dernier investit de nouveaux champs qui vont des nanostructures jusqu'aux fondements neurologiques de l'insconscient. Sans doute vivons-nous une étape cruciale de notre développement et même assistons-nous à une révolution anthropologique.

En trois parties, intitulées «A propos de l'économie capitaliste», «A propos de la science contemporaine», et «A propos de l’hypermatériel», Bernard Stiegler tente de saisir les enjeux des technologies culturelles et cognitives, mais aussi des biotechnologies et des nanotechnologies. L’homme a ouvert un champ de connaissances dont les limites sont sans cesse repoussées et qu’il ne semble pas possible de brider. Comment va-t-il réussir à exister avec de tels enjeux ? Voilà toutes les questions fondamentales que le philosophe interroge dans ce livre trop court mais qui est une bonne introduction à sa pensée.

Désenchantement, démotivation, désublimation, les termes reflètent bien l’errance mélancolique de l’homme contemporain. Tout cela conduit à la liquidation de toutes les motivations. Bernard Stiegler l'écrit : "Le capitalisme s'est structuré comme une économie libidinale de la sublimation, mais de telle sorte que cette économie libidinale a soumis tous les objets du désir au calcul, c'est-à-dire à la désingularisation, ce que l'on peut appeler avec Max Weber et Marcel Gauchet, un désenchantement, et à ce point tel que cette économie libidinale capitaliste s'avère aujourd'hui autodestructrice : elle se ruine elle-même, ce qui veut dire aussi qu'elle détruit toutes les circonstances - et, avec elles, les existences et les motifs d'exister, car une consistance est avant tout un motif." (p.24). Pour Bernard Stiegler, le capitalisme doit être décrit comme une machine économique libidinale. La question fondamentale n'est plus la production mais la captation de la libido du consommateur. La sphère de la production est la sphère du calcul, de ce que les Romains appellent le negotium, contraire à la skholè et à l'otium, où l'on est dégagé des obligations de la vie quotidienne vouées à la satisfaction des besoins.

En des raccourcis saisissants mais parfois difficiles à suivre, le philosophe explore différentes révolutions. Abordant ce que Sylvain Auroux appelle le processus de grammatisation, Bernard Stiegler parle de la première révolution technologique avec l'apparition de l'alphabet. La parole devient la langue par où l'esprit devient logos. Puis vient la deuxième révolution technologique, avec l’imprimerie. La socialisation massive va généraliser le continu langagier. Avec lui, la technique et la science vont prendre une nouvelle place dans la société. Les livres induisent une autre vie de l'esprit mais qui s'accompagne d'une évolution de la comptabilité. C'est tout le paradoxe de la situation. A ce titre, l'essai de Bernard Stiegler est passionnant. Car au XIXe siècle se constitue un nouveau stade de la grammatisation qui est celle du flux continu. La machine, c'est la poursuite de la formalisation du continu dans un domaine qui n'est plus simplement celui du logos. En 1767, James Watt rencontrant Matthew Boulton (en 1767) crée les conditions d'apparition de la machine-outil. Avec le machinisme, il ne s'agit plus de déterritorialisation des comportements verbaux et des comportements corporels, mais d'une délocalisation. Si l'on peux remplacer les ouvriers par les machines, on peux exporter le savoir-faire n'importe où, un système-expert encapsulé dans une machine programmable.

L'esprit du capitalisme, issu de l'éthique protestante et d'une partie de la pensée des Lumières, tente d'épuiser le monde de la croyance dans celui du savoir. De réduire la question de la raison à celle du ratio et à la calculabilité : conséquences de la mathesis universalis conçue comme ratio. Au XVIIIe siècle, le capitaliste innove dans les modes de distribution et dans l'organisation de la production : il met en relation producteurs et acheteurs, élargit les marchés, crée des besoins nouveaux. Le XIXe siècle, siècle de la production machinique, développement du prolétariat remplaçant les ouvriers (premier stade de la prolétarisation qui est la dépossession du savoir-faire du travailleur parce que ce savoir est passé dans la machine), permet au capitalisme de faire des gains de productivité colossaux.

Le savoir-faire passé dans la machine permet la baisse des coûts de production et la massification des marchés. Il va accélérer le mouvement. Ce sera le sensible de la perception sous toutes ses formes qui deviendra reproductible (Walter Benjamin et la reproduction mécanisée des oeuvres d'art qui commence en 1835, avec la photographie, le télégraphe, le téléphone et le phonographe, la radio, le cinéma…). C'est cette technologie industrielle de la production des symboles qui devient une industrie culturelle et engendre le deuxième stade de la prolétarisation (début du XXe siècle). Cette prolétarisation est une privation de savoir qui rabat le prolétaire sur le besoin. Bernard Stiegler appelle cela la perte du savoir-vivre. Dirigé par le marketing, aussi bien sous la forme de nouveaux produits que de nouveaux services, le nouveau prolétaire, condamné à consommer par la création continuelle de besoins nouveaux, s'épuise à découvrir que plus il consomme, plus il est frustré, et plus il perd le sentiment d'exister. Conséquence de ce que Georges Simondon, beaucoup cité par Stiegler, appelle la désindividuation. Cette perte d'individuation a pour conséquence un effondrement de la libido.

Bernard Stiegler revient historiquement sur la science et la technique pour aboutir à la science contemporaine, point crucial de son développement philosophique. Une science qui a affaire avec l'industrie, donc à la technique qui devient une technologie. Cette science nouvelle, n'opposant plus science et technique, devient la technoscience. Elle n'a plus pour programme de décrire le réel mais de faire accoucher le monde de sa transformation. Elle opère des sélections comme système d'aliénation sociale. Et cette science, pilotée par le développement économique, devient un opérateur de transformation du monde. Dans la science moderne, le plan des idéalités est passé par des moyens de calcul et des moyens d'observation par l'expérience : c'est cela qui s'est constitué en mathesis universalis. Les savoirs ont commencé à se diviser en fonction des possibilités d'unifier les champs d'expérience sous des protocoles (méthodes d'investigation). La question du vrai n'a plus été traitée sur le même plan que celle du juste ou du beau. Il en a résulté une tendance à réduire la raison à la ratio, qui est devenue le ratio de la comptabilité, le calcul comme réorganisation, comme management, comme rationalisation et désenchantement du monde.

Bernard Stiegler en vient à ce qu'il appelle le psychopouvoir. Ce dernier utilise ces techniques de la culture ou de la cognition, non pour l'élévation collective du niveau de la pensée mais comme des techniques de manipulation de l'esprit. La financiarisation de l'économie organise la baisse de la valeur esprit, détruit ce qui permet à chaque individu d'être une singularité, de pouvoir faire des choix véritables. Le capitalisme a besoin de contrôler les comportements et développe des techniques de captation du désir, qui sont une massification de ce désir, conduisant vers une destruction du désir : le capitalisme ne peut instancier que des entités calculables et le singulier est ce qui n'est pas calculable. Or pas de désir sans singularité. C'est la libido qui est liquidée, ceci conduisant au capitalisme pulsionnel, à la télévision pulsionnelle, à la politique pulsionnelle. La libido bride les pulsions et, quand elle est détruite, les pulsions se déchaînent. Cette financiarisation du capital, ces technologies de contrôle et de psychopouvoir installent des situations massives de servitude volontaire, de fascination et d'anesthésie sans équivalent dans l'histoire. Nous vivons dans une société qui repose sur l'irresponsabilisation tendancielle du consommateur : le consommateur doit être aussi irresponsable qu'il est possible, surtout s'il doit être un consommateur de services.

Le philosophe établit les connexions entre ces technologies cognitives et culturelles et les technologies matérielles de l'armement, de la surveillance, des capteurs, en passant par ce qui se met en place sur Internet comme traçabilité et analyse automatique des comportements individuels. Tout cela conduit à un nouveau système panoptique, aux limites de ce que permet l'électronique, que l'on pourrait qualifier de «nanotronique». Justement, c'est ce qu'appelle Stiegler l'hypermatière, "un complexe d'énergie et d'information où il n'est plus possible de distinguer la matière de sa forme", s’opposant à ce qu’on l’appelle dématérialisation ou immatériel, etc. Il voit au contraire une hypermatérialisation où tout est contrôlable au niveau du nanomètre et de la nanoseconde. Cette matière inorganique organisée fait apparaître un nouveau régime d'individuation, entre celui des êtres inertes et minéraux, et celui des êtres organiques et vivants : ce troisième règne, l'inorganique organisé, va du silex taillé jusqu'à ce dictaphone USB et au-delà jusqu'à l'IPV6.

Contre cela, Bernard Stiegler réclame une vie de l'attention. C'est pourquoi il parle d'être non inhumain : parce que l'être humain peut, à travers son processus d'individuation, échapper à la tentation de devenir inhumain. Or les industries culturelles et cognitives tendent à détruire tout soin, les systèmes qui produisent de l'attention, par exemple l'identification primaire chez l'enfant. La tentation est de vouloir soumettre l'attention à une captation intégrale. Personne n'échappe à cette désaffectation et la décognitivation, à cette perte de connaissance. Une telle économie est en réalité anti-économique : elle détruit l'économie libidinale de cette hypermatérialité qu'est l'esprit dont l'être non inhumain est responsable. Bernard Stiegler craint le dangereux processus de désublimation et prend comme exemple la campagne publicitaire de la chaîne Canal J où l'on voit le père ou le grand-père ridiculisés et où est proclamé que la chaîne en question doit les remplacer. Il conclut : "Les enfants ne se construisent plus, en premier lieu, en relation avec leurs parents et les autres êtres humains qu'ils côtoient, mais face à la télévision. Or, sans identification primaire, il ne saurait y avoir de libido – ni psychique ni collective : pas de philia au sens où Aristote en fait la condition de toute société non inhumaine. Un cerveau sans conscience produit un homme inhumain. L'inhumanisation des enfants n'est pas seulement une grande et funeste tentation de notre temps : c'est devenu l'ordinaire de notre misère."

Bref, un ouvrage vertigineux par les questions qu'il suscite. Mais veut-on réellement ouvrir les yeux ?


Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 29/04/2008 )
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       de Benjamin Barber
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