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Histoire & Sciences sociales -> Historiographie |
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Petit livre d’un grand helléniste | | | Jean-Pierre Vernant Religions, histoires, raisons 10/18 - Bibliothèques 2006 / 6.90 € - 45.2 ffr. / 137 pages ISBN : 2-264-04259-1 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Les éditions 10/18 ont eu la bonne idée de rééditer un recueil de plusieurs textes de Jean-Pierre Vernant, qui était précédemment paru en 1979, et qui reprenait plusieurs articles déjà publiés entre 1965 et 1975, ainsi que la leçon inaugurale au Collège de France du grand helléniste, prononcée le 5 décembre 1975, lorsquil fut nommé à la chaire détudes comparées des religions antiques.
Cest par ce texte, intitulé «Religion grecque, religions antiques», que souvre louvrage. Jean-Pierre Vernant y retrace pour commencer les étapes de la constitution de la discipline «histoire des religions» dans la prestigieuse institution qui laccueille. Il en vient ensuite à ce qui le préoccupe plus particulièrement, la religion grecque, dont il souligne à quel point les cadres de pensée sont différents des nôtres, héritiers du monothéisme judéo-chrétien. Afin de mieux comprendre ce système de pensée fort éloigné de nous dans le temps, il est absolument essentiel selon lui de confronter le cas grec à dautres systèmes religieux, qui soient à la fois assez différents et assez proches pour que la comparaison reste possible et utile. Ces autres systèmes doivent être, comme la religion des anciens Grecs, des religions polythéistes et nationales, sans vocation universaliste, dans des civilisations écrites et urbaines (Chine, Inde, Mésopotamie, Iran
). Une telle étude comparée en vient bien vite à mettre en question lidée quil existerait une essence de la religion (faut-il rappeler que le mot nexiste même pas en grec ?), et celle dune continuité des phénomènes religieux (qui connaissent aussi des tournants et des cassures). Ainsi, en Grèce, un dieu ne doit pas être envisagé comme une personne, mais comme une puissance qui traduit une forme daction et un type de pouvoir. Dans le cadre dun panthéon, chacune de ces puissances se définit non en elle-même, mais par les rapports qui lopposent et lunissent aux autres. Cette délimitation stricte des pouvoirs exclut ainsi les catégories de lomniscience et de lomnipotence. De plus, chez les Grecs, plus que dune polarité sacré-profane, il faudrait parler de formes et de degrés divers du sacré.
Pour mener à bien un tel programme détude, lhelléniste doit sassocier à dautres disciplines comme la sociologie religieuse et la psychologie historique. Il doit se faire ainsi anthropologue du religieux. A loccasion de ces remarques méthodologiques, Jean-Pierre Vernant rend hommage à ses deux maîtres, lhelléniste (ouvert à la sociologie) Louis Gernet et le psychologue (ouvert à lhistoire) Ignace Meyerson. Il souligne aussi lintérêt des travaux des ethnologues (notamment la lecture lévi-straussienne des mythes) et des historiens. Mais, pour lui, la comparaison ne doit pas être globale et générale, elle doit au départ sinstaller dans un système religieux et se poursuivre de lintérieur pour chacune des religions avec lesquelles la confrontation semble devoir être payante. Il sapplique ainsi ce programme à lui-même et part donc de la Grèce. Il souligne quon ne doit pas confondre la religion grecque de lépoque archaïque et classique avec la religion créto-mycénienne, malgré la continuité de certains lieux de culte et certains noms divins, et se refuse donc logiquement à mener une étude génétique de la religion grecque et des dieux, préférant la synchronie à la diachronie.
Létude du sacrifice sanglant sattachera donc, par exemple, à sa signification, ses valeurs et ses fonctions, et non à ses hypothétiques origines dans les rituels de chasse paléolithiques chers à un Walter Burkert. Si comparaison on mène, ce sera plutôt avec le sacrifice védique, afin de montrer les différences entre les deux systèmes, sans se référer à une éventuelle origine commune indo-européenne. Les enquêtes peuvent être menées à plusieurs niveaux. Lhelléniste peut ainsi sattacher à un texte pris dans son tout, systématiquement composé et élaboré par le même auteur, et tenter den dégager les structures tout en le comparant à des uvres de même genre dans des civilisations avec lesquelles les Grecs se sont trouvés en contact. Il peut aussi constituer un vaste corpus englobant toutes les versions de différents mythes apparentés, et y ajouter les indications que donnent, dans la même culture, des sources non mythiques sur les faits concernés par ces mythes, leur classement, leur taxinomie dans la représentation courante des Grecs.
Le deuxième texte, «Histoire et structure dans la religion romaine archaïque», est en fait un compte-rendu laudatif de louvrage de Georges Dumézil sur ladite religion. Jean-Pierre Vernant prend la défense de lindo-européaniste qui avait été tant vilipendé par les latinistes et historiens de Rome. Il montre le grand intérêt de létude à la fois systématique et historique du grand savant. Si les Romains nont pas eu de mythologie, ou très peu, cest quils ont habillé la légende en histoire, et calqué sur la geste de leurs premiers rois les schémas religieux indo-européens. Vernant montre la fécondité des analyses de Dumézil pour lhistoire des religions dans son ensemble. Cest en effet à lui quil doit lidée selon laquelle un panthéon peut être considéré comme une classification des différentes formes et modalités daction, et que le mode daction dun dieu est plus caractéristique que la liste des lieux de son action et des occasions de ses services. Lanalyse de Mars fait ainsi un sort à lhypothèse des origines agraires du dieu. En effet, Dumézil montre que si le dieu intervient dans le domaine de lagriculture, ce nest pas en tant que pouvoir de fécondité, mais comme un combattant toujours prêt à détruire lennemi (par exemple la rouille menaçant les récoltes).
Le troisième texte, plus court, a été prononcé en 1969 à la Semaine des intellectuels catholiques, ce qui montre louverture desprit de lauteur, lui-même incroyant. Dans cette étude sur «Langage religieux et vérité», il souligne tout dabord quil existe aujourdhui dautres types de langage que celui de la religion, notamment le discours scientifique. Dans les sociétés archaïques, précise-t-il ensuite, lensemble de la vie sociale et spirituelle est, au contraire, encore inclus dans la sphère du religieux. Il souligne néanmoins que la religion grecque, à la différence des monothéismes dogmatiques, est plus une pratique, une conformité aux rites, quun système de croyances. Il ny a pas de clergé ni de théologie ; cest la philosophie qui prendra sur ce plan une place restée libre et qui développera un discours sur la vérité. Mais la philosophie ne rejette pas la notion de divin, les rapports du discours philosophique, le logos, au récit mythique, le muthos, sont donc complexes et ambigus.
Le quatrième texte, «Histoire et psychologie», prend pour thème le rapprochement entre ces deux disciplines. La prise en considération par les historiens de la dimension psychologique des faits quils ont à étudier nest pas un phénomène nouveau. Mais pour lhistorien daujourdhui, le psychologique est devenu un aspect parmi dautres (léconomique, le social, le politique
) de la matière historique. En revanche, la perspective historique est quelque chose de radicalement nouveau dans la psychologie à lépoque où Vernant écrit ces lignes, car limmense majorité des psychologues écarte a priori toute référence à une possible histoire des fonctions psychologiques. Mais linadéquation du tableau actuel des fonctions psychologiques apparaît très vite quand on cherche à lappliquer aux hommes dépoques ou de cultures autres que la nôtre. En dernière analyse, la catégorie de lindividu elle-même apparaît comme un produit de lhistoire. Jean-Pierre Vernant expose ensuite les principes de la psychologie historique mis en lumière par son maître Ignace Meyerson. Il sagit de dater les divers états délaboration dune fonction psychologique, de repérer les moments où se sont constitués de nouvelles techniques mentales, des types dactivités plus complexes, où, par conséquent, une fonction sest enrichie.
Le texte «Morale, histoire et société» est, comme le troisième, la retranscription dun exposé à la Semaine des intellectuels catholiques (mais trois ans plus tôt). Il évoque la crise de la morale qui se manifeste par le sentiment de lambiguïté des valeurs. Il rappelle cependant que léthique des Anciens était bien différente de notre éthique contemporaine. Il montre également lopposition, de nos jours, entre morale chrétienne et morale marxiste, qui pourraient cependant se rejoindre sur lidée dune essence rationnelle de lêtre humain. Mais il ne saurait y avoir justement dessence éternelle de lhomme. Même la morale kantienne du sujet individuel ne saurait apparaître comme un absolu.
Le texte suivant, «Catégories de lagent et de laction en Grèce ancienne», se présente comme un prolongement sur le terrain grec des réflexions du linguiste Emile Benveniste sur les noms dagent et les noms daction en indo-européen. Jean-Pierre Vernant applique la catégorie de lagent aux puissances de lau-delà dans les conceptions religieuses et mythiques grecques. Il montre ainsi que les Anciens ont bien connu laction, quils ont réfléchi sur ses formes et ses modalités, mais quils nont pas connu lagent au sens que nous donnons aujourdhui à ce terme. Dans le huitième texte, «Raison dhier et daujourdhui», lauteur montre les différences entre notre propre conception de la Raison et celle des Grecs anciens, notamment au moment de la formation du concept en Ionie. Il montre ainsi que la Raison elle-même nest pas immuable, quelle a une histoire, et quelle nest finalement quune des fonctions psychologiques dont il parlait dans le quatrième chapitre. Le dernier texte, «Naissance dimages», sinterroge sur lhistoire dune autre fonction psychologique, limagination. Il sagit de savoir dans quelle mesure les Grecs anciens ont véritablement reconnu un ordre de réalité correspondant à ce que nous appelons image, imagination, monde de limaginaire, en interrogeant le sens des mots grecs eidolon, mimesis (imitation) ou encore phantasma ou phantasia.
Ainsi, à travers huit courts articles, ce recueil de textes de Jean-Pierre Vernant nous fait part de ses réflexions sur le fait religieux (multiple), lanalyse historique (obéissant à différents régimes dhistoricité) ou lévolution de la rationalité (la Raison des Grecs nétant plus vraiment la nôtre). Doù le pluriel dans les trois mots composant le titre qui sonne presque comme un slogan résumant la pensée de lauteur.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 04/10/2006 ) Imprimer
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