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Nietzsche et l’historiographie militante africaine | | | Ramsès L. Boa Thiémélé Nietzsche et Cheikh Anta Diop L'Harmattan 2007 / 19.50 € - 127.73 ffr. / 213 pages ISBN : 978-2-296-02949-1 FORMAT : 13,5 X 21,5 cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez LHarmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004). Imprimer
Nietzsche intéresse beaucoup de cultures qui ont subi, à divers degrés, le poids du colonialisme occidental. Le philosophe allemand fut ainsi notamment confronté à la pensée de lEgypte ancienne sous la plume de lécrivaine cairote Fawzia Assaad (dans Les Préfigurations Egyptiennes de la Pensée de Nietzsche, L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse, 1986), ou, il y a peu, à la pensée taoïste sous celle du sinologue Geling Shang (dans Liberation as affirmation : the religiosity of Zhuangzi and Nietzsche, Albany, State University of New York Press, 2006), sans oublier divers travaux sur Nietzsche et lIslam.
Chez LHarmattan, cette année, cest au tour de Ramsès L. Boa Thiémélé, maître de conférences à luniversité de Cocody, à Abidjan (Côte dIvoire), de se livrer à un rapprochement inattendu entre Nietzsche et lanthropologie de Cheikh Anta Diop. Comme on le sait, Cheikh Anta Diop (Ch. A. Diop) fut cet historien sénégalais controversé qui, dans les années 1960-70, en proclamant que les Egyptiens ainsi que les premiers homo sapiens étaient noirs et que lOccident est né de lAfrique, contribua ardemment à affranchir ce continent du complexe intellectuel dans lequel le colonialisme lavait plongé.
Louvrage de Boa Thiémélé, de prime abord, se présente comme une réfutation du travail de François-Xavier Fauvelle, LAfrique de Cheikh Anta Diop (Karthala, Paris, 1996), qui attaquait avec les armes de la psychanalyse les affirmations historiographiques du théoricien sénégalais. Pour Ramsès L. Boa Thiémélé, la mythologie des origines qui anime Ch. A. Diop ne doit pas être déconstruite dun point de vue freudien, mais abordée à partir de sa dynamique propre qui, explique-t-il, est pleinement à luvre dans la tradition africaine, (notamment dans limage du village, la référence aux Pères fondateurs), et se déploie aussi dans les religions et philosophies occidentales.
Toute nostalgie de lêtre, rappelle Boa Thiémélé, en empruntant un vocabulaire implicitement platonicien, nest pas nécessairement négatrice du réel et de lhistoire, mais recherche dun «Bien en soi», et dune «plénitude de la conscience de soi». Nietzsche intervient ici pour aider à comprendre cette dimension positive de la nostalgie, conçue comme force de réappropriation de son individualité et dinversion des valeurs.
La démarche de Ramsès L. Boa Thiémélé est intéressante à au moins trois titres. Premièrement parce quelle sinscrit dans le cadre dun débat très important pour lintelligentsia africaine autour dune uvre, celle de Cheikh Anta Diop, dans laquelle beaucoup continuent à voir le fer de lance indispensable de la combativité culturelle africaine un débat qui est également fondamental pour lhistoire des civilisations (voir les ouvrages récents de Martin Berval et de Grégoire Biyogo sur l«africanité» de lEgypte). Elle le fait dailleurs dans un langage limpide très pédagogique pour des Européens qui ignorent les termes de cette controverse. En second lieu, parce que cest une manière originale den problématiser les thématiques. Au lieu dune étude de fond sur la validité des thèses sur lEgypte africaine, elle en éclaire favorablement le contenu à partir dune approche nietzschéenne, là où Fauvelle, lui aussi en refusant de discuter les théories au fond, avait apporté un regard négatif inspiré de la psychanalyse on est là, pourrait-on dire du point de vue dun positivisme à la Bricmont-Sokal, dans du postmodernisme au carré, où, à la limite, la validité factuelle ne compte plus du tout. Enfin le grand mérite de ce livre est délargir la perspective à une problématique universelle de la construction du discours sur lorigine, en montrant au lecteur combien le besoin de cette construction, saisi comme une constante anthropologique, peut se révéler fécond pour lhumanité.
On pourra sinterroger toutefois sur la pertinence de la référence nietzschéenne au sein dun tel ouvrage qui mobilise aussi sans trop en exposer les implications profondes Heidegger et Hegel. Certes Nietzsche et Cheikh Anta Diop eurent en commun une admiration (à maints égards très académique) pour de grandes civilisations classiques, et une volonté dutiliser lhistoire au service dune conquête morale de soi-même, contre diverses formes de nihilisme, y compris sur un plan politique. Mais, le paradigme nietzschéen est clairement contredit par ce que Boa Thiémélé repère de cartésien (et donc de métaphysique et de platonicien, termes qui ne sont dailleurs nullement péjoratifs) dans la démarche de Ch. A. Diop. Plutôt que lanalogie nietzschéenne et la filiation de la philosophie allemande, naurait-il pas été plus approprié de déceler chez Ch. A. Diop, aussi bien dans son indignation politique que dans son approche des sciences (il a suivi une formation en physique nucléaire à Paris), un lien avec lhéritage français ? En tant quartisan dune exploration nouvelle des origines au service dune émancipation intellectuelle, Ch. A. Diop ne serait-il pas, au bout du compte, à sa manière, davantage quun nietzschéen, un homme des Lumières ?
Certes poser un tel rapprochement aurait supposé une étude spécifique du rapport des Lumières à lhistoire, aux origines, à la tradition, mais la démonstration aurait été sans doute plausible, sans dailleurs préjuger du bien-fondé réel des thèses de Ch. A. Diop (car les penseurs des Lumières non plus neurent pas toujours raison dans leur lecture de lhistoire). Cependant peut-être en tirant davantage Ch. A. Diop vers Nietzsche que vers les Lumières, Ramsès L. Boa Thiémélé sous-entend-il quil ne croit guère à la possibilité de démontrer scientifiquement lafricanité des Egyptiens, quil renonce in fine à sa validité factuelle. Il sagirait alors de déplacer lhorizon de vérité de cette thèse (comme celle de lopposition entre Apollon et Dionysos dans la tragédie classique chez Nietzsche par exemple) dans un imaginaire pur, valorisé du seul point de vue de sa performativité politique et éthique.
On voit bien en tout cas quil se noue autour de ce sujet des questions capitales pour notre rapport au savoir, et son statut au regard des conditions socio-historiques de notre époque.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 08/06/2007 ) Imprimer | | |