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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Grandeur et échec de Nietzsche | | | Martin Heidegger Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche Gallimard - Bibliothèque de philosophie 2009 / 35 € - 229.25 ffr. / 418 pages ISBN : 978-2-07-012316-2 FORMAT : 14cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Gallimard continue la publication des uvres complètes de Heidegger : Alain Boutot, auteur également de la préface, a traduit ce volume, qui correspond à un volume de 2003 de lédition allemande de la Gesamtausgabe placée sous la responsabilité de Hermann Heidegger, fils du philosophe, et publiée chez Vittorio Klostermann à Francfort-sur-le-Main. Il sagit dun cours de 1938-1939 sur la seconde des Considérations inactuelles ou intempestives intitulée par Nietzsche «De lutilité et des inconvénients de lhistoire pour la vie». Comme lexpliquent fort bien la préface et la postface, il aurait dû sagir dun «séminaire» (genre dans lequel le texte est officiellement rangé), mais en raison du nombre trop élevé dauditeurs, Heidegger le mena comme un véritable cours : outre les notes de cours de Martin Heidegger, le lecteur trouvera ici les protocoles de séances que les meilleurs étudiants se voyaient confier : cette démarche typique des séminaires du maître avait pour but de mettre au propre le bilan de la séance afin dappuyer la pensée en cours sur les acquis et les problèmes des séances précédentes.
Les lecteurs de Heidegger le savent bien : la lecture méditative sur Nietzsche joua un rôle décisif dans la formation de sa pensée. Présente (§76) dans Être et temps (1927), la référence à Nietzsche na rien danecdotique ; elle traduit une admiration intellectuelle qui ne se démentira jamais dautant que sy mêle le sentiment dune proximité dans la différence. Mais alors que Heidegger semble faire dabord de Nietzsche un précurseur, il insiste davantage ensuite, dans ses cours de 1936 à 1940, sur ce qui le distingue par-delà les analogies et la part de filiation historique ; dans un Nietzsche (1961) qui reprend ces années détudes, il révèle, à létonnement de ceux qui nont pas assisté à ses séminaires, du philosophe intempestif rien moins que le dernier grand métaphysicien de loccident et un platonicien méconnu ! Bien plus que le Nietzsche de Jaspers, celui de Heidegger donna à celui qui voulait philosopher à coups de marteau le statut dun authentique penseur : celui quon prenait alors pour un poète hyper-subjectif ou dionysiaque, en proie à ses passions, que les artistes seuls avaient pris au sérieux, quon reléguait généralement au rang de provocateur mégalomane et égocentrique, contradictoire et irrationnel, amusant ou délirant, pas très digne en tous cas dattention de la part des philosophes et professeurs de philosophie, Heidegger osait en faire, à égale dignité avec Hegel et Husserl, un des penseurs cardinaux de la tradition occidentale, et, plus en un sens que Husserl, Bergson ou Scheler, le révélateur des problèmes de la métaphysique, du sens de lHistoire européenne et des tâches historiales de la pensée.
Très critiquée depuis lors, cette interprétation originale devait au moins stimuler la recherche sur Nietzsche bien sûr, mais aussi sur lévolution de la pensée de Heidegger. Laudace heuristique de Heidegger consistait à postuler la cohérence de luvre nietzschéenne, tant interne (conceptuelle et sémantique) quexterne (la réalité de son inscription dans lhistoire de la culture mais aussi dans la tradition de la pensée) : mais la radicalité de cette mise en perspective correspond elle-même à un approfondissement de son questionnement pour Heidegger et fait de son travail des années trente sur Nietzsche un des lieux où penser le sens de ce quon a appelé «le tournant» («Kehre») de sa pensée. Ce séminaire est donc latelier dun grand livre, où se déploie de façon exemplaire le sens herméneutique du dialogue historique des penseurs en recherche commune de dépassement et de cohérence en vérité.
Le séminaire rassemble les fils de lessentiel qui lie ces auteurs : la volonté de penser la temporalité et lhistoire, sans se laisser piéger par une ontologie dualiste qui dégrade le monde en illusion, sans sacrifier lêtre à une métaphysique dogmatique et réductionniste par rapport aux phénomènes. Si Heidegger montre les limites et les impasses de lapproche nietzschéenne du problème central de la philosophie, il continue de rendre hommage à lintuition géniale de Nietzsche devant lhéritage quil reçut, il fait ressortir leffort réalisé pour formuler les questions et dépasser les apories léguées par lidéalisme allemand. Même si Nietzsche ne comprit pas toujours correctement Kant ou Hegel, du fait, selon Heidegger, du filtre schopenhauerien qui en distordait la lecture, cest larbre qui cache la forêt. Car si les naïvetés et malentendus de luvre de Nietzsche doivent être pointés, les traiter en simples preuves dignorance philosophique est une condescendance elle-même naïve et manque lessentiel : dabord que les erreurs de Nietzsche ne sont pas des phénomènes purement subjectifs et individuels, mais traduisent quelque chose de hautement significatif de la pensée au XIXe siècle, de ses ambiguïtés et de ses apories, et que même en cela, Nietzsche est un héritier créatif et, pour le meilleur et pour le pire, une origine des idées du début du XXe siècle ; ensuite que luvre de Nietzsche nest pas condamnée sur le terrain de la pensée par ce qui la distingue des canons académiques de la philosophie épigonale des universitaires, mais que sa manière de reprendre les questions de lêtre et du devenir, de «la vie», de lhistoire, avec peut-être le demi-aveuglement dune assurance excessive, a été loccasion presque providentielle de percées ou dintuitions remarquables qui touchent des points sensibles de la philosophie.
Encore faut-il le voir : et justement les premières décennies du XXe siècle sont pour Heidegger le temps dune lente maturation du sens de ce qui se dit dans cette uvre. Mais le comprendre nimplique nullement dêtre un disciple pieux, encore moins un spécialiste étroit : «pour» ou «contre» Nietzsche. Évidemment Heidegger assume dinterpréter Nietzsche dans le cadre de son chemin propre de pensée, davance indifférent aux critiques des «nietzschéens» auto-proclamés et patentés (fort nombreux à cette époque en Allemagne), qui souvent ne voient même pas les abîmes de sens, tensions ou contradictions que Nietzsche ressentait lui-même douloureusement : aux nietzschéens nazis, en particulier, Heidegger naccorde aucun intérêt, suggérant seulement la malhonnêteté de leurs simplifications (en revanche le grand soldat-écrivain Ernst Jünger, auteur du Travailleur, disciple original et créatif, retient son attention et nourrit à cette époque un séminaire où se nouent une amitié et un respect dégaux). Pour Heidegger, il sagit de travailler avec les textes de Nietzsche pour en dégager la pensée mais aussi «limpensé» (p.241) tout ce qui forme lesprit de Nietzsche aux prises avec son moment historique et, les articulant, dépasser Nietzsche (en ses contradictions comme en ses tendances erronées) grâce à Nietzsche. Cest en cela que consiste, rappelle Heidegger, le respect authentique pour un auteur. Cela implique donc une critique loyale et informée, étayée par sa propre recherche de philosophe méditant sur lHistoire. Il ny a de lecture profonde et constructive dun auteur quengagée, nourrie par une problématique assumée et explicite. Comme Nietzsche tenta de le faire.
Évidemment, il sagit en dernière instance du sens de lêtre : on passe de lanalyse existentiale pratiquée dans Être et temps à lhistoire de lêtre. Sil faut réagir aux nietzschéismes qui pullulent sans tomber dans dimpuissants anti-nietzschéismes idéologiques ni dans lignorance du sens dune uvre aussi active dans le siècle, cest que conceptions du monde dogmatiques, philosophie de la vie, vitalisme et autres formes du nihilisme sont à luvre et menacent la survie de lhumanité comme lieu dune pensée et dune vie animées par la quête de la vérité. En un sens, Nietzsche en est responsable : il a cautionné dailleurs la mode du pathos de «la vie» en philosophie. Le problème, comme insiste Heidegger, cest que, par une ambiguïté indépassable, il hésite sans cesse entre deux significations : le flux vital dénergie (lidéal animal à la limite) et lidée normative de la noblesse desprit et de volonté incarnée dans les artistes et les héros. Or la première tendance aboutit à léloge inutile et dangereux de «lanimal de proie» - absurde négation de la culture et de lhistoire ; la seconde est radicalement insuffisante en ce quelle occulte le besoin dune norme de vérité pour mesurer la grandeur (comme le voit également Jaspers). Cette équivoque de la vie est le fond dune métaphysique nietzschéenne, contradictoire en ce que Nietzsche rejette la métaphysique ; celle-ci est à luvre dans la Considération, puisquelle rejaillit sur les thèmes inauguraux de la mémoire et de lhistoire. Plus schopenhauerien quil ne le croit et fasciné par le développement de la biologie (larchétype de la science vraie au XIXe siècle), Nietzsche est dailleurs moins «inactuel» quil ne le croit : il radicalise les tendances métaphysiques du siècle. Il participe de la radicalisation nihiliste des ambiguïtés de la subjectivité cartésienne : lego cogitans universel devient subjectivisme, illusion de la conscience et culte du «génie» ; le rationalisme métaphysique et scientifique devient contradictoirement - subjectivisme et dogmatisme dun biologisme absurde : une métaphysique cachée et fondée en fait sur les sciences. Contradictions pleines de sens et qui manifestent les ambiguïtés portées par une tradition, dont justement les corrélations problématiques font lunité et la continuité. Nietzsche est au terme du processus et, comme il la senti, a plus approfondi le nihilisme quil ne la réellement dépassé.
Reconnaître cela est la condition dune issue à la crise quexprime Nietzsche et rien de plus profond que de létudier en ces tragiques années trente (et suivantes
). Et quon ne sillusionne pas sur notre capacité à nous en sortir par «les valeurs» (thème nietzschéen dailleurs) : jusquau bout et dabord dans Lettre sur lhumanisme (1945), Heidegger dénoncera une fuite verbale rassurante devant la responsabilité de décisions plus radicales. «Ce nest pas dans un séminaire comme celui-ci, lequel na dautre but que de préparer à la méditation, que de telles décisions peuvent être prises», qui concernent «lêtre, la vérité et lhomme» (p.242). En 1966, dans Seul un dieu peut encore nous sauver, Heidegger devait résumer lenjeu : «Une confrontation avec le national-socialisme», forme radicale du nihilisme.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 07/07/2009 ) Imprimer
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