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Heidegger au pays des Helvètes
Martin Heidegger   Séminaires de Zurich
Gallimard - Bibliothèque de philosophie 2010 /  30 € - 196.5 ffr. / 405 pages
ISBN : 978-2-07-076678-9
FORMAT : 14cm x 22,5cm

Traduction de Caroline Gros

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'État dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

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Voici des séminaires dirigés par Medard Boss, psychologue suisse ; ils furent en partie menés chez lui à Zollikon, près de Zürich, pour fuir les salles d'une faculté trop technolâtre, au goût de Heidegger. Ces séminaires étaient en effet animés de 1949 à 1970 par le professeur suspendu en 47 puis mis à la retraite qu'était Martin Heidegger ; à partir de cette date, le prestigieux invité est trop vieux et trop malade pour continuer à voyager en France (la Provence de Cézanne !) ou en Suisse et à lire tous les articles et protocoles de séminaires que Boss lui soumettaient pour correction : le maître diminue même sa correspondance et réduit sa bibliothèque, pour vivre dans une cabane de jardin avec son épouse, laissant sa maison à un jeune couple d’amis qui prend soin d’eux. Il suit amicalement le travail de Boss (Grundriss der Medizin und der Psychologie), l’invite à en faire son opus magnum et l’encourage à clarifier ses positions fondamentales pour le bien de la réflexion en psychologie et en psychiatrie.

En fait, Boss avait créé le séminaire annuel pour accueillir ce prestigieux invité. Comme son collègue et contemporain Ludwig Binswanger, également passionné de phénoménologie et de freudisme, il avait compris les limites intrinsèques à la psychologie naturaliste ou béhavioriste, réduisant l'humain à la machine ou à l'animal, sans être pleinement satisfait de la psychanalyse ; mobilisé pendant la guerre, il est confronté à l’ennui du soldat, disposition propice à la pensée et à ses percées… et découvrant le nom de Heidegger dans un journal, se met du haut des Alpes à lire Être et temps. Lecture difficile, qu’il abandonne alors à mi-chemin, mais Boss a l'intuition que Heidegger peut faire progresser la psychologie et a l’idée de le contacter après la guerre. Quoiqu’en pleine maturité et en plein travail sur son œuvre, Heidegger répond à cette sollicitation, intéressé par le projet de Boss et la possibilité de faire connaître sa démarche en Suisse. Boss en est alors étonné, mais si Heidegger lui fait bon accueil après la guerre et se prête de bonne grâce à la transmission de sa pensée aux médecins intéressés par sa réflexion, c’est aussi sans doute parce qu’il passe alors par une dépression due à la procédure de dénazification qu’on lui a fait subir : il est alors plus sensible à l’admiration de jeunes intellectuels qui ne craignent pas de le rencontrer, comme Jean Beaufret ou Frédéric de Towarnicki. Alors que l’Université allemande l’a mis sur la touche, il cherche à maintenir un contact vivant et un dialogue stimulant avec un auditoire attentif, tout en livrant au public les grands livres qu’il continue à faire paraître et à rédiger.

Le séminaire de Zürich/Zollikon est sur ce point enrichissant car il l’oblige à préciser la relation entre ontologie/philosophie et sciences ontiques sur les domaines de l’étant : notamment sur les sciences de la nature. Cet aspect est très intéressant : c’est une sorte de cours de formation (pour le lecteur actuel, en mode accéléré ) sur la phénoménologie existentiale ; Heidegger y revient sur la différence ontologique entre l’être et l’étant, sur la question centrale de la nature du temps (en se référant à Bergson), sur la différence entre pensée méditante de la philosophie – réflexion historico-conceptuelle sur la tradition occidentale, en quête de sens – et sciences calculantes et mesurantes, «la science» qui à proprement parler «ne pense pas». Il écarte les malentendus ressassés contre lui : "le reproche [contre moi] d'"hostilité à la science" est d'une superficialité débile et repose sur une absolutisation sans fondement de "la" science". Voilà ce dont il faut convaincre les médecins et psychiatres présents, formés aux sciences naturelles et quelque peu déboussolés par les exposés du philosophe. Bien qu’il soit sceptique sur la capacité de tous à comprendre son discours, Heidegger insiste sur la qualité de son information auprès des physiciens et théoriciens de la physique nucléaire comme von Weiszäcker et sur le sérieux de sa réflexion historique et philosophique sur la nature et les limites essentielles des sciences, sans dispenser son auditoire de l’argumentation serrée et méthodique et de l’attention aux concepts et aux expériences phénoménologiques dont on ne peut faire l’économie.

Mais Heidegger trouve un autre intérêt dans le séminaire : parler à des médecins et à des psychiatres et psychologues, c’est recentrer le discours sur la question de l’homme, ou plutôt du Dasein. La médecine est en effet confrontée au premier chef à ce mixte «psycho-somatique» d’âme et de corps ou à cet objet spécial du monde qui est aussi le sujet producteur de savoir… Et les débats de la médecine ne font que se renforcer et se compliquer en psychiatrie et psychologie. Car là on touche à l’essence humaine qui est la présence spirituelle et corporelle au monde. Ce que Heidegger nomme «existence» (ou «ek-sistance») comme temporalité et historicité, liberté, projet, rapport à l’autre et au monde. Or ici menacent le matérialisme et le réductionnisme, qui dénaturent complètement la situation humaine constatée par la phénoménologie et la tradition philosophique avant elle depuis les Grecs.

C’est un effet de l’efficacité des sciences modernes et de leur mathématisation du réel, qui, ainsi que Husserl déjà l’avait vu et dit des Recherches logiques à La Crise de l’humanité européenne et la phénoménologie transcendantale, a aveuglé l’Occident, de façon croissante, processus qu’on croit être la marche des Lumières et du Progrès, sur le fait que l’être et l’étant ne se réduisent pas au calculable et au mesurable ! Même le positivisme est au fond d’une fausse neutralité et d’un parti pris méthodologique déplorable, qui font des sciences de la nature source d’«objectivité» la mesure du savoir vrai. Or il ne suffit pas d’accumuler «l’information», même à l’aide d’outils «informatiques» et de classer et relier dans le cadre à partir des années 50-60 d’un «structuralisme», pour connaître l’essence de l’humain. Sans nier bien entendu l’utilité relative des sciences de la nature en médecine et en psychiatrie, la physique et ses concepts ne peuvent servir de paradigme central à la psychologie au sens le plus noble. Car l’essentiel, c’est la nature de la Psychè qui ne relève pas des équations ou de la chimie, sauf à se livrer à un nihilisme aveugle aux évidences désespérant ! Heidegger va donc essayer de «rééduquer» ces médecins et répond aux participants qui expriment leurs étonnements et leurs objections après ses exposés.

Cela nous donne, philosophiquement, une introduction claire et une excellente mise au point, pour des médecins psychiatres et psychologues, sur le point de vue général de l'ontologie devant les sciences de la nature et la psychologie, Heidegger distinguant ce qui relève de la psychologie naturaliste et de la psychologie existentielle, à savoir la prise au sérieux et en considération du Dasein comme réalité de l'humanité, esprit, expérience vécue de la temporalité, agir... "chose" grecque qui n'est pas une chose au sens de nos sciences... mais qui existe. On lira avec grand intérêt de beaux développements sur le temps, dans la lignée de Bergson et Husserl : la distinction entre «temps-montre» et temps phénoménologique nous fait revenir un moment sur l'idée certes intéressante de spatialisation du temps selon Bergson... sur laquelle, depuis Être et temps, Heidegger a cependant des réserves. Plus rapides, de beaux développements sur la cause, le fondement, l’être et la mesure, réalité et calculabilité jalonnent le discours heideggerien...

De la phénoménologie en mode accéléré, très utile pour les spécialistes, qui peuvent ainsi en revenir aux fondements et a priori de leurs disciplines. Mais à travers la question du temps, c’est le fil directeur de la question de l'être qui est maintenu brillamment : le temps, c'est l'heure, mais au sens pré-pendulaire ! En allemand, «Stunde» vient de «Stand», substantif participe de «stehen» : se tenir droit, debout... dans le monde (d’où notre «stand» et l’anglais «standing») et au sens ontologique, dans l’être en général : d’où la notion de sub-stance (du latin «stare»). L’heure, avant le temps des montres, c’est celui des Riches Heures du Duc de Berry : comme on appelait un livre d'heures, le recueil de méditations pour différents moments et heures de l’année, moyen de prier, méditer sur sa vie, le sens... Un écrivain maintient ce sens du XVe siècle, avant Galilée : Ingeborg Bachmann, dit Heidegger, qui lit ses contemporains et reste sensible jusqu’au bout à la grandeur de la littérature ! Une de ses vocations est de nous maintenir dans la tradition et la continuité de la langue. Car «l’homme est le berger de l’être» pour autant qu’«il habite poétiquement la terre» et vit dans sa langue : le logos est re-cueil de la pensée.

La conscience historique diminue catastrophiquement d’ailleurs, et le sens critique se perd aussi de cette façon. Pas de pensée lucide sur son temps et sa façon de voir, sans rapport à la tradition ni sans méditation historique. C’est bien le problème des physiciens et des positivistes logiques, qui dominent la philosophie : il faudrait maintenir avec eux un dialogue en principe, mais il est impossible de parler avec eux en général, car ils croient à la physique moderne comme à la vérité et ne savent prendre aucun recul historique sur leur discours ! Sortir un moment, sérieusement, de leurs positions acquises... leur paraît accepter une régression. Galilée et Newton au moins, eux, avaient lu de la métaphysique et étaient encore capables de parler de la pensée philosophique avant l'invention de "la science" ! Pourtant Heidegger rencontre von Weiszäcker pour se tenir au courant des progrès de la physique atomique et des spécialistes venus de la physique théorique pensent comme lui sur les limites de la méthode et des concepts de la physique, sans parler de ses dangers socio-politiques... car il n’est pas du tout sûr que nous soyons capables de maîtriser sa puissance de destruction, qu’elle soit matérielle ou culturelle. En témoigne notamment le recul de la culture «humaniste» et de la conscience historique dans le monde moderne, qui croit se libérer ! Friedrich Wagner, professeur à Bonn, auteur de La Science et le monde menacé, est recommandé aux participants du séminaire, qui n'arrivent pas à croire que le nihilisme est en marche et ravage la planète ! Désintoxication urgente des mythes prométhéens : une des missions de la pensée. Et il ne s’agit pas de «pessimisme» !

Quand on voit les progrès du «Gestell», du dispositif technique et mental de mise en coupe réglée de la nature, de l’être, par la physique et l’informatique, dit Heidegger, on se demande bien ce qui justifierait que l'humanité continuât sans fin à exister sur la terre qu'elle ravage... La vie va devenir de plus en plus intenable et un jour - trop tard ? - les gens viendront en masse gémir et supplier pour de l'aide et on se tournera vers ceux qui prêchaient dans le désert... et qu'on prend pour des obscurantistes "ennemis de la science" au discours incompréhensible... Et pour beaucoup il l'est, hélas : même aux philosophes, même aux Français qui avec Sartre se piquent de dépasser Heidegger, sans parler de Lacan (encore une gloire nationale !), «un psychiatre qui a besoin d’un psychiatre». A l’UNESCO, le colloque sur Kierkegaard n’a pas permis de comprendre le rapport que Heidegger entretient avec le Danois, malgré le texte qu’il a envoyé et fait lire par l’ami Jean Beaufret… Heureuse exception : car en général, les Français n'ont pas compris «l'être-au-monde» correctement, ils le confondent avec l'intentionnalité de la conscience subjective.

Mon œuvre, dit Heidegger, revient à dire : le Dasein existe ! Ni chose, ni animal, ni machine, ni subjectivisme pur, ni pur ratio théorique à vocation aux sciences naturelles prioritaires... pas une "chose" qui se calcule et se mesure, mais un étant spécial qui relève de la contemplation intuitive intelligente [du Bergson/Husserl, non ?]... et prudente devant les théories ! surtout les dogmes ! Ce que l'homme est essentiellement, ce que l'art est (pas de la chimie, pas de la géométrie), c'est ce qui échappe à la science moderne ! D'où l'insistance sur le Dasein : être-Là, ouvert au monde, et pas "homo sapiens sapiens" et ''homo erectus habilis''... de l'anthropologie... Il y a des dimensions qui échappent à toute mesure. Et qui donnent seules sens.

Implicitement Heidegger, qui a suivi avec attention le développement de son œuvre, montre sa distance avec Freud (ses théories et ses hypothèses, au fond naturalistes, relevant de l'analogie avec la mécanique et les forces de la dynamique newtonienne), sans les caricatures et la surenchère d'Onfray, ce qui est très utile aujourd'hui ; il y a une tension irrésolue entre naturalisme et attention à la parole porteuse de sens et de rapport à l'histoire de la personne dans la cure, qui fait l'ambiguïté et l'intérêt de la psychanalyse. La préface de Boss datant de 1987 est aussi très utile pour réfuter les ignobles diffamations qui prétendent périodiquement faire de Heidegger un "philosophe nazi" au message dangereux pour la dignité humaine. C’est bien plutôt un penseur généreux de sa pensée, désireux d’être compris, mais exigeant avec lui-même et son public, un penseur très informé, passionné du Même, refusant les modes, creusant sans cesse son sillon, avec un immense sérieux qui apparaît en pleine lumière. Un penseur politique non pas tant en ce qu’il est anti-communiste et pas très porté à l’américanophilie naïve, ni par son patriotisme soucieux du statut de Berlin, mais surtout en ce qu’il s’élève au-dessus de cela et le prend de plus haut, profondément inquiet de l’avenir de ce monde dont il étudie la genèse. Et si le salut peut venir d’une prise de conscience dans le désastre, c’est trop dire qu’il faut être «optimiste» !


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 06/07/2010 )
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