| Stendhal Journal Gallimard - Folio classique 2010 / 13,50 € - 88.43 ffr. / 1266 pages ISBN : 978-2-07-043865-5 FORMAT : 11cmx18cm
Préface de Dominique Fernandez Imprimer
18 avril 1801 : «Jentreprends décrire lhistoire de ma vie jour par jour». Henri Beyle a 18 ans. Il poursuivra cet ambitieux projet jusquen 1818. Encore faut-il préciser que lécriture du Journal occupe mille pages pour la période 1801-1814, alors que la période allant de 1814 à 1818 court sur une quarantaine de pages. Dans une sorte déchange de bons procédés, lHenri Beyle diariste sefface quand survient le Stendhal écrivain qui publie, le 13 septembre 1817, Naples, Rome, Florence pour la première fois sous lillustre signature.
Il est cependant difficile de réduire strictement les limites temporelles du Journal. Stendhal se relit, annote, commente. Commence divers cahiers quil pourrait être légitime dincorporer : ainsi Victor Del Litto, dans ses deux volumes des uvres intimes, la-t-il fait courir jusquà 1842, date de la mort de lécrivain. Cétait prendre en compte in extenso «lannotateur impénitent» quétait Stendhal, inclure ce quon a appelé son journal littéraire. Doù luvre ne précède pas le projet : moins une ambition littéraire quun enjeu éditorial. Au contraire, il sagit pour Beyle daffirmer par ce biais du récit quotidien cette ambition, de modeler son caractère aux exigences de lécrit ou plutôt linverse. Lécrivain sûr de sa plume, cest-à-dire sûr de lêtre, se passera du diariste. On jugera ensuite de la continuité comme de la discontinuité du monument. Le Journal est uvre de recomposition.
Pour lheure, ce qui importe, cest la suite du programme : «Je prends pour principe de ne me pas gêner et de neffacer jamais», écrit Henri ce 18 avril 1801. Déclaration de foi qui fait acte de loi : la vérité, toute la vérité. Point de censure, mais pour quelles révélations ? La vérité moins comme aveu quincessante poursuite de soi-même. Écrire sans gêne, cest-à-dire aussi : sans ressentir la moindre gêne, sans trahir la fulgurance de la pensée. Amoindrir au mieux la médiation obligée de la plume. Principe même du beylisme en acte : composer avec le paradoxe de lécriture, qui empêche de vivre au moment où lon raconte la vie.
Jules de Gaultier a imposé sa définition du bovarysme : se concevoir autre que lon nest. Le beylisme, lui, tend à la définition doublement contraire : se concevoir tel que lon est ; être comme lon se conçoit. Il y a là un dessein qui requiert une lutte de tous les instants. Le pourquoi du comment importe moins que la maxime égotique mise en place comme une antienne salvatrice : nosce te ipsum. «Je crois avec Tracy et la Grèce que cest le chemin du bonheur. Mon moyen, cest ce journal» (10 août 1811). Le connais-toi toi-même antique est, au sens strict, remis au goût du jour sous linfluence de lidéologue Destutt de Tracy (1754-1836), qui a fourni à Stendhal lidée de ce labeur quotidien. Non pas serrer lidée de près, mais ne pas se lâcher dun pouce : travail roboratif de la pensée appliquée à mieux percevoir ce qui pour soi est bon. Et, par un juste retour, sapercevoir que cette application même incarne cet idéal de bonheur et non seulement y concourt. Ainsi la multitude des notations, souvent naïves, destinées à fixer linstant t du bonheur éprouvé, auctoriale volonté du re-senti visant à graver le volatil kairos du cours des choses : la vérité du moment, toujours unique, toujours à renouveler. «Ces journées ont été divines, et ce sont les plus heureuses que jai encore trouvées sur cette terre» (3 février 1805) ; «Jai sauté plusieurs journées très intéressantes, souvent on gâte le plaisir en les décrivant. Jécris, parce que jaugmente par là celui que jai eu avant-hier et hier» (1er septembre 1806).
Commentaire sur le cahier de 1809 : «Ceci nest quun journal destiné à mobserver moi-même, nullement intéressant pour les autres» (p.563). Sauf à apprécier lexemplarité de la démarche. Celle dune casuistique toute personnelle, doublée dun récépissé pour la gloire. Car chez Stendhal lexploration intime ne se départit pas de la quête intérieure : «Je crois que pour être grand dans quelque genre que ce soit il faut être soi-même. Les livres immortels ont été faits en pensant fort peu au style» (4 mars 1818). Conviction relayée par Jean Prévost (La Création chez Stendhal) : «Pour réussir une belle uvre, ce nest point à luvre quil faut se consacrer, cest à soi-même. Du reste cette méthode est plus sûre, car si par hasard vos uvres nétaient pas toutes excellentes ou ne se trouvaient pas vouées au succès pendant le cours de votre vie, il vous resterait de vous être amélioré vous-même».
Aussi le journal lentreprise littéraire nest-il pas une fin en soi, un achèvement plutôt quun instrument. On se sépare ici, dans le titre générique qui lui convient, dune idée préconçue à laquelle on le rattache bien souvent. Le gage du témoignage, dune conscience ou dun temps, dun monde ou dun mode, qui à rebours est pour lécrivain lexpression voulue dun écrit pérenne, la pierre apposée à lédifice de la postérité. Cest Gide écrivant et se voyant écrire, ce sont les Goncourt nous ouvrant les portes des salons littéraires, ou même, dans le registre du journal intime, le Cioran des Cahiers qui soupèse, analyse sa souffrance en même temps quil linstitue en valeur littéraire.
Ni retour sur soi, ni exercice de style. La lamentation cède ici sous lexhortation impromptue, suite dinfinitifs assertifs assénés à soi-même : «Jai honte de louer en face, me guérir bien vite de cette funeste maladie» (15 avril 1804) ; «Écouter et suivre davantage le naturel dans ma conduite et dans mon style» (20 nov. 1804). La plainte est remisée au profit du désir den sortir, toujours dans loptique du souverain bien personnel : «Hâtons-nous de jouir, nos moments nous sont comptés, lheure que jai passée à maffliger ne men a pas moins approché de la mort. Travaillons, car le travail est le père du plaisir ; mais ne nous affligeons jamais. Réfléchissons sainement avant de prendre un parti ; une fois décidé, ne changeons jamais. Avec lopiniâtreté, lon vient à bout de tout. Donnons-nous des talents ; un jour, je regretterai le temps perdu» (12 juil. 1801).
Pas de système donc, mais une visée. Henri tente encore et toujours au fil de lécriture de réduire les distances, de soi à soi, de soi à son comportement dans le monde. Doù ce style parfois gauche, hâté, qui va et ne se retourne pas. De cette absence de style en jaillit un autre, plus télégraphique, moins recherché, anti-gongorisme et anti-symbolisme dénués de toute tentation de dire plus ou moins que ce que lon veut dire. «Je ne dois jamais sacrifier lénergie de lexpression à je ne sais quel bon ton. Chaque caractère a un mot pour son idée ; tout autre mot, tout autre tour, est un contresens» (9 avril 1804). «Je sens que ce que jécris ici est encore phrase, nest pas encore ma pensée nette et dégagée de toute enflure» (14 janvier 1805). Symptôme des vertus littéraires trouvées au code civil.
«Létude des faits peut être létude de lart à conduire son esprit à la vérité» (note du 24 mars 1806, p.465). Lexaltation lyrique ne séloigne pas chez Stendhal des contraintes du réel, quand le réel est mis au service de cette énergie à former, cultiver, corriger son génie. De quoi alors est empli ce Journal ? De trivialités parfois : on y trouve ses comptes. De récits pittoresques, faits pour entretenir la mémoire personnelle : «les petits détails notés rappellent et rendent présentes toutes les sensations. Un tel journal nest fait que pour qui lécrit» («journal du voyage dans la Brianza», 25 août 1818). Mais point de grandes descriptions, point de gages sur lhistoire du temps, nulle déclamation péremptoire sur la grande histoire. Sil suit Napoléon dans sa campagne dItalie, lempereur y apparaît comme pour Fabrice à Waterloo : une épaisse silhouette dans la brume lointaine. Journal du temps vécu contre mémoires doutre-tombe, Stendhal a le culte du «petit fait vrai» et la passion dun seul grand homme, réduit à son infime intimité.
De quoi encore ? De sa vie mondaine surtout, de cette façon dévoluer dans le monde sans sacrifier sa gloire à son ambition. Des femmes bien sûr, carnet de compagnes : de lamour (avant toute «cristallisation» théorique), déparses conquêtes, surtout de ses femmes aimées ou rêvées : Adèle, Victorine, Mélanie dite Louason, Métilde au loin
Lamour, en effet, plutôt quune femme, une émotion à conquérir : «Jai trop de sensibilité pour avoir jamais le moindre talent dans lart de Lovelace» (10 août 1811). De sa vie littéraire enfin : le diariste, régulièrement, revient aux grandes figures tutélaires qui le soutiennent dans la tâche quil sest donnée : Shakespeare, Pascal, La Fontaine, Molière, Maine de Biran
La sensation, aussi, daller à la représentation du soir avec le jeune Stendhal, plein dardeur à vivre et penser la scène. Comptes rendus et impressions multiples sur ses séances théâtrales, répétitions des mêmes pièces, Racine, Corneille, Alfieri, Regnard
jeu ressuscité du grand Talma ou de Mlle Mars. «Le Parnasse comique est composé de Molière, Regnard et Goldoni» (7 juil. 1804). «La tragédie nétant pas ma nature, me scie. La comédie mintéresse comme instruction» (10 août 1811). «Cest presque sans y penser et en écrivant au courant de la plume, que jai découvert cette vérité que je trouve capitale : que la tragédie est le développement dune action et la comédie dun caractère» (10 juin 1804).
Dans ce récit «journalistique» on ne trouvera pas lélaboration dune esthétique patentée, on ne lira pas les prolégomènes de luvre en préparation. La biographie y est moins palpitante que la progressive et expressive peinture dun caractère. Ici, les femmes, lart, servent de stimulants à une mise en scène de lintime. Ou comment Henri Beyle, alias Mocenigo (aristocrate de la pensée, connaisseur du cur humain), alias Dominique (maître de soi-même), alias Mister Myself («mystère» du soi
), est en quête de Stendhal. Le Journal est un regard tourné moins vers lextérieur que vers lintérieur, une sorte de laboratoire du cur et de lâme, un work in progress pour imiter la diglossie chère à lauteur (son «babeylisme») où lécrit permanent tente de cerner lexpression, toujours mouvante, de la «comprehensive soul» du poète (4 mai 1804). Et dont la téléologie réside dans lélaboration dune définition personnelle, jamais figée, du bonheur : «Presque tous les malheurs de la vie viennent des fausses idées que nous avons sur ce qui nous arrive. Connaître à fond les hommes, juger sainement des événements, est donc un grand pas vers le bonheur» (14 avril 1804).
Ce quoffre finalement, à travers ce Journal qui nest que pour lui, celui qui veut être lécrivain «qui aura le moins offensé la vanité des lecteurs» (5 juil. 1804), cest une propédeutique énergique et vivifiante à lart difficile de vivre. «Il ne sagit pas seulement de sintéresser à un auteur, de le connaître à fond ; être stendhalien induit aussi, et dans le même mouvement, des attitudes de vie, un comportement dans le réel» (Philippe Berthier).
C. Balta ( Mis en ligne le 29/03/2011 ) Imprimer | | |