| Abnousse Shalmani Khomeiny, Sade et moi Grasset 2014 / 20 € - 131 ffr. / 330 pages ISBN : 978-2-246-85207-0 FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Que faire ?... La formule lancée par Lénine en 1902 demeure : que faire lorsquon est une petite fille forcée de vivre sous un voile, afin de préserver sa pudeur ? Certes, il sagit de lIran de layatollah Khomeiny : le voile est moins un objet de conviction quun moyen déchapper à la dictature des mollahs, qui vient démerger
Mais tout de même, la question se pose. Elle se pose pour une partie de la société iranienne, qui, opposée à la dictature du Shah, a favorisé lavènement de Khomeiny sans pour autant adhérer à son programme de réaction religieuse. Elle se pose également pour cette petite fille, qui décide de montrer ses fesses dans une société hypocrite et concupiscente, qui assimile les cheveux aux poils pubiens, et considère que la beauté, objet de désir (forcément) incontrôlable, se dissimule.
Alors Abnousse Shalmani se montre, et joue avec la surveillance des corbeaux les femmes en tchador et préposées à la vertu comme des barbus. Un jeu, une révolte
mais sa famille, libérale dans une société iranienne de plus en plus censurée et qui envoie ses enfants sur les champs de mine irakiens, finit par fuir pour la France. Seconde vie donc, et pour échapper à lautre ghetto, celui du statut de «gentille iranienne chiite modérée», lauteur se réfugie dans la littérature, terre dasile universelle pour tous les solitaires. Là, elle croise lhistoire, celle des grandes courtisanes du XIXe, et surtout les écrivains libertins du XVIIIe siècle, de Thérèse Philosophe (Diderot) au divin marquis. Coup de foudre pour un courant de penseurs du politique usant de la sexualité comme dun étendard, qui proclame son refus de tout dogme, et nouvelle révolution intime.
Entre pamphlet, essai et autobiographie, cet ouvrage se laisse difficilement classer
comme son auteur du reste : Abnousse Shalmani évoque sa lutte, depuis lenfance, pour ne pas être rangée doffice dans une case : pas plus celle de la gentille écolière voilée, que celle de la réfugiée iranienne forcément patriote, ou encore la chiite de létape. Pas détiquette, non : la liberté dêtre et de sassumer (avec un bon ego du reste). Et pour conquérir cette liberté, elle a opté pour la culture du XVIIIe siècle, et particulièrement les libertins, défenseurs résolus dune liberté politique où le corps était un prétexte
Une première rencontre avec Pierre Louÿs (certes, XIXe siècle) avant le face-à-face avec Sade.
Le résultat est un texte fort, vivant, où lart de la formule le dispute à la passion de largumentation. Tous azimuts, l'auteur dénonce lintégrisme religieux et son hypocrisie, le rapport ambigu à la sexualité dans une société musulmane qui, faute dassumer ses pulsions (à quand un Freud local ?), enrégimente ses filles et ses femmes et leur impose une cage de tissu. Elle dénonce également le relativisme dangereux des démocraties, qui ne voient dans le voile musulman quun fait culturel, tolérable, et non une violence, ou du moins une manière de réduire et contraindre la femme. Plus largement, elle dénonce les dangers des dogmes, fondés toutes religions confondues sur une inégalité sexuelle et un rapport de force. Et contre les discours et les violences, faites aux femmes, et souvent par dautres femmes au nom dune hypothétique pudeur, elle crie, elle hurle même. Tout y passe : le 11 septembre, le FN en 2002 à la présidentielle, les révolutions arabes, etc. Lauteur, à rebrousse voile, dénonce, sans concession, au nom dune identité française héritée des Lumières et de la République.
Ce texte évoque son enfance, sa jeunesse, lIran des mollahs puis la France, son père adulé en tant quesprit libre - sa mère, sa famille, les amis, le combat permanent contre les carcans, le choix des Lumières au sens philosophique du terme contre linfâme. Les chapitres sentremêlent, mi biographiques, mi pamphlets. Il y a de la violence, des excès assumés, une hardiesse qui peut passer pour de la présomption comme pour de lenthousiasme
de la passion en gros, qui simpose au lecteur, le sollicite, le provoque et lamène à prendre parti.
Un bel essai donc, puissant, dont la vigueur et le style oscillant entre classicisme et modernité interpelle lamateur de littérature. Plus encore, cest à tous ceux qui se posent la question de lislam (et plus largement des religions) et du statut des femmes quil faut offrir sans tarder ce texte sans compromis. On suivra lauteur sur de nombreux points, dans sa dénonciation sans fards de lhypocrisie, on se heurtera à elle sur certaines formules et certains jugements qui appellent la nuance : quimporte, Abnousse Shalmani renoue, dans un style ample, avec la tradition des libelles du temps des Lumières, ces textes qui dénonçaient une société injuste et préparaient la révolution.
Une plume à suivre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 02/09/2014 ) Imprimer | | |