|
Essais & documents -> Divers |
| Carlos Fuentes Ce que je crois Grasset 2003 / 20 € - 131 ffr. / 400 pages ISBN : 2-246-44741-0 Imprimer
Alors que depuis les années 60, le champ romanesque européen semble souffrir quelques hypothèques ou quelques nécroses le Nouveau Roman, le Nouveau nouveau roman (Jean Philippe Toussaint, François Bon, Echenoz, Patrick Deville en France), laprès du structuralisme, le blocage de linvestigation psychologique
, la littérature dite périphérique semble avoir vaillamment pris le relais. Ce déplacement en périphérie a consacré, en particulier, quelques écrivains dAmérique latine parmi lesquels Borges, Octavio Paz et Mario Vargas Llosa.
Cette redistribution médiatique a reconstruit la légitimité aux marges : la littérature du Québec, la littérature africaine francophone ou celle dAmérique du Sud, étrangement relayées par leurs critiques nationales respectives, rencontrent un enthousiasme quelle nauraient sans doute pas même espéré trente ans auparavant. Cette mouvance aux marges qui est peut-être la transposition spatiale de la contamination générique dont le roman sest fait le grand spécialiste nest pas motivée par des innovations particulières, pas davantage par des poétiques singulières, mais essentiellement par des politiques et Fuentes nest certes pas en reste. Presque invariablement, cette réception a consacré des grands romans sans prouesses techniques, sans avant-gardes particulières, certes sous couvert du simple plaisir anachronique du récit. Il nen fallait pas plus pour réconcilier la culture populaire et le discours universitaire lassé des mises au point théoriques successives de cette crise du roman puisquaprès tout « Le roman continue et continue. Et ça nous est complètement égal » [Jurgen Becker].
La vingtaine de romans de Fuentes figure cette tentation picaresque des littératures périphériques en rupture avec les modes (les déficits) européocentristes. Fuentes na pas sacrifié à lhistoire, au héros, aux promesses damour, à la plénitude du rapport identitaire à la langue. Pour autant, ces revendications culturelles ne souffrent pas, chez lui, les replis communautaires. A contrario, Fuentes prétend à luniversel dune forme concrète : «Il apparaît aujourdhui évident, écrit-il dans Géographie du roman, quil nexiste plus de cultures métropolitaines et encore moins de cultures homogènes. Lhistoire est devenue universelle simplement parce quelle est devenue concrète, et comme il ny a plus de centralismes, nous sommes tous périphériques, ce qui est peut-être la seule façon dêtre aujourdhui universel.» Cest cette profession de foi que Fuentes a tenu : «le roman comme créateur de réalité» puisque «la lutte avec le réel a été gagnée poétiquement cest-à-dire dans la pratique même de la littérature» par le roman qui «assume la réalité visible tout en créant une nouvelle réalité, invisible avant davoir été écrite.»
Ce que je crois dessine une géographie personnelle organisée, pour loccasion, en abécédaire. De A à Z, lindex «fait la pyramide» et propose une mise en ordre toute illusoire. Fuentes assume sa biographie et parle de lui, de son enfance au Mexique, de sa vie à Londres, de sa famille et de littérature. Car ce nest pas le moindre mérite de ce livre que de savoir télescoper la vie réellement vécue et la vie réellement rêvée, la littérature. En alternant les souvenirs littéraires, les détails de vie, les réflexions politiques, lécrivain mexicain décrit son parcours intellectuel. Cest ainsi que Ce que je crois déjoue les risques des mémoires ou de la somme toute téléologique de lautobiographie. Laboratoire, borne et purge de lexpérience personnelle, littéraire, culturelle, ce dictionnaire privé restitue finalement les tensions mêmes de la vie : des espoirs aux regrets, des influences européennes (Cervantès, Shakespeare, Keats, Baudelaire, Rimbaud, Wilde, Kerouac, Nietzsche
) à la fabrication de son propre atelier décriture.
Cette organisation cursive, rapide, fragmentaire, permet une vitesse de lecture remarquable. De A à Z, nous comprenons toute lurgence de lécriture et ce besoin si impérieux de sexpliquer. Ce que je crois
ramasse et signifie la foi en lart qui motive Fuentes suffisante pour écrire insuffisante pour se confier tout à fait. Voilà ce qui fait la valeur spirituelle de cet abécédaire construit comme un testament ou comme un roman dapprentissage.
Cest ainsi que la littérature comme «expérience et désir : anticipation ardente ou sereine de ce qui nest pas encore, sans oublier ce qui fut.» rappelle étonnamment «le glissement direct et continu de lespoir (orienté vers ce qui nest pas encore) au souvenir (orienté vers ce qui nest plus), sans passer par la plénitude actuelle du vécu, ni par lacte positif du héros» quun critique remarque à propos de LEducation sentimentale. Ce que je crois figure littéralement lécriture de Fuentes : anticipation dune rétrospection, rétrospection dune anticipation, par et dans la littérature. Alors cette cartographie, sans prétention, sans monologisme, mais profonde et vitale constitue sans doute la réponse au pressentiment que la vie se réduit comme peau de chagrin : «Le prix de tout cela, cest que, à mesure que nous désirons et que notre désir est satisfait, la peau nous dé-possède de notre propre vie et nous donne, en échange, la possession finale, éternelle, de la Mort.» : la littérature.
Olivier Sécardin ( Mis en ligne le 21/01/2003 ) Imprimer
Ailleurs sur le web :Lire le premier chapitre sur le site des éditions Grasset. | | |
|
|
|
|