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Sybaris ou la civilité des mœurs | | | Jean-Michel Delacomptée Petit éloge des amoureux du silence Gallimard - Folio 2€ 2011 / 2 € - 13.1 ffr. / 134 pages ISBN : 978-2-07-044342-0 FORMAT : 11cmx18cm Imprimer
Plus habitué aux portraits littéraires de personnages historiques, Jean-Michel Delacomptée, maître de conférences à Paris 8, surprend en sattaquant à un thème aussi peu vendeur que le bruit. Pourtant, à bien y regarder, dans La Vie de bureau, publié en 2006, son héros avait déjà deux obsessions : les baisers qu'il adorait et le bruit qu'il redoutait....
Là, point de roman mais un ouvrage fort bien construit, dune plume toujours élégante, alimenté par des constats édifiants et un tableau parfois cruel «dune société du bruit [qui] immole la quiétude aux dieux de létourdissement». Basé sur sa propre expérience mais aussi sur des pyramides de témoignages, de vies brisées, lauteur rappelle que les victimes du bruit sont et restent des «cocus» dont on se moque, elles ont «toujours tort de se montrer hostiles à ce qui les envahit, rétives à ce qui les déprime, rebelles à ce qui les détruit». Une armada darrêtés, de paragraphes, dalinéas, de textes de loi texte de bois, de rapports danalyses, de bilans - restent vains et pendouillent «comme des bouts de ficelles. Les ministères proposent, les parlementaires légifèrent, les lois somnolent. Les forces de lordre rechignent à intervenir, les huissiers à constater, les tribunaux à sanctionner». Observatoires du bruit, Conseil National du Bruit, Mission Bruit
autant de divisions ou sous-divisions dépourvues de pouvoir et «le plus souvent rideau de fumée». Même les Grenelles et les écologistes ont relégué cette question dans les angles morts de leurs programmes. Seules, des associations luttent à mains nues contre ce fléau.
Pourtant, la vie est sonore. Il ny a pas de vie dans le silence des nécropoles ou des geôles. Mais il ny a pas de vie dans le bruit : «Vivants sont les cris des enfants dans les cours décoles, le brouhaha du marché, les cloches du dimanche, un concert en plein air [
] mais rien de vivant dans la pétrolette qui déchire la ville endormie, dans les aboiements dun chien [
] ou dans la télévision du voisin quon entend malgré les deux étages qui nous séparent». Nuançant «le bruit et les bruits», par la subtilité de son approche, la force de ses comparaisons et de ses descriptions, lauteur fait preuve dune compréhension salutaire pour traduire, de lexaspération à lépuisement, les mécanismes de viol des défenses internes et de souffrances faites au corps par le bruit, mois après mois, année après année, jusquau délabrement de lindividu.
Partant du bruit le plus violent de lhistoire humaine, lexplosion du Krakatoa en 1883 qui «rendit sourdes des populations entières et fût audible à cinq mille kilomètres», au soupir qui atteint paisiblement les 10 dB, léchelle des nuisances sonores donne au lecteur des repères concrets lui permettant de comprendre comment le déchaînement acoustique ou la privation sensorielle (silence total) agit dans les tissus. Louïe est en effet «le seul des cinq sens en éveil 24h/24h» : «Qui accepterait quon lui enfourne des louches de purée brûlante dans le gosier ? quon le maintienne pendant des heures le nez plongé dans les vapeurs dune fosse sceptique ? quon lui braque une lumière aveuglante dans les yeux jour après jour, nuit après nuit ?». Est-ce parce ce que le bruit inflige une souffrance inodore, invisible, sans saveur, impalpable que les litiges senkystent et participent de cette réalité affligeante laissant des victimes saccagées sombrer dans des bourbiers juridico-administratifs souvent vains ? Pourquoi cette «cruauté jouit-elle dune impunité scandaleuse ?»
Fallait-il naître à Sybaris, dans la cité grecque antique, pour connaître la sérénité du plaisir et le respect unanime du silence ? «De loutrance naît le progrès» : faut-il que la banquise fonde pour quon sen préoccupe et que le silence agonise pour quon le protège ? Ce pamphlet contre le bruit est un recueil précieux qui ne manquera pas dintéresser ou de conforter dans leur lutte des centaines danonymes qui sont, tout comme Jean-Michel Delacomptée, des amoureux du silence, des sybarites en somme...
Marie-Claude Bernard ( Mis en ligne le 19/10/2011 ) Imprimer | | |
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