|
Essais & documents -> Questions de société et d'actualité |
| Pierre Clermont De Lénine à Ben Laden Le Rocher - Démocratie ou totalitarisme 2004 / 20 € - 131 ffr. / 313 pages ISBN : 2-268-04950-7 FORMAT : 14x23 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A lorée dun siècle nouveau, la notion de modernité conserve toute son actualité, comme un concept dont il faut néanmoins considérer le relativisme. La définition nest est jamais aisée, et, tant chez les historiens anglo-saxons, quoutre-Rhin (T. Nipperdey en particulier), elle a déjà fait lobjet de travaux remarquables. Assimilée au progrès (mais cest contestable), la modernité fait donc débat et suppose une réflexion sur le temps long, en distinguant les oppositions et les contre-modèles, délimitant autant que possible une hypothétique «réaction». Cest lobjet de cet ouvrage, qui entend tracer les contours dune grande révolte anti-moderniste dont le 11 septembre serait à la fois laboutissement et le symptôme dune inévitable défaite.
La thèse de Pierre Clermont est simple : au début du XXe siècle, deux modèles de sociétés se confrontent, un modèle ancien, dominant mais en perte de vitesse, fondé sur le primat de la communauté le modèle holiste et un modèle fondé sur le primat de lindividu. Partant du postulat que la revendication de lindividu contre le groupe participe dune certaine modernité, P. Clermont fait de la société des individus un concept moderniste. Lavènement dune société empreinte de culture individualiste ne se fait toutefois pas sans difficultés ni douleurs. Louvrage se penche sur les résistances et difficiles transitions entre les deux cultures, passant en revue un ensemble de sociétés holistes ou néo-holistes, qui, de la révolution mexicaine de 1911 à lislamisme, en passant par les régimes totalitaires et autres révolutions religieuses, matérialisent une résistance, voire une «révolte» antimoderniste.
En tant quobjet de réflexion, lindividualisme contemporain a inspiré de nombreux travaux, et, des Lumières jusquà Friedrich Nietzche, les penseurs contemporains ont eu de quoi sinterroger sur une manifestation dindépendance spirituelle puis intellectuelle qui se développe dès la fin du XVIIIe siècle. Récemment encore, dans un ouvrage fameux, Gilles Lipovetsky sinterrogeait sur cette «ère du vide» qui serait la nôtre. Avec P. Clermont, les interrogations sont étendues à la sociologie politique et à la nature des Etats du XXe siècle. Bien évidemment, dans ce panorama de lanti-modernité, le communisme et ses avatars se taillent la part du lion, comme réactions à un modèle démocratique venu dOccident. Lauteur ne se prive dailleurs pas de dénoncer à raison les «illusions» du modèle néo-holiste chez les Occidentaux eux-mêmes. Mais cest surtout à propos de lislamisme et de la réaction américaine que louvrage entend défendre une thèse. Conçus comme «la dernière phase» dun affrontement séculaire, les attentats du 11 septembre systématisent les positions de chacun, confronté à lanti-modernité. Or ni lEurope, ni lONU nauraient joué le bon rôle : les Etats-Unis assument donc seuls la défense dun modèle.
Pour stimulante quelle soit, cette thèse ne va pas sans provoquer des interrogations dordres divers. Il y a tout dabord un rappel du «fardeau de lhomme blanc» dans cette idée, et la doctrine Bush (ou néo-conservatrice ?) semble sapparenter à une mission civilisatrice quelque peu irénique. Si en conclusion, P. Clermont fait allusion aux théories de Huntington (sur le «choc des civilisations») pour les nuancer, on en retrouve toutefois dans son ouvrage les aboutissements. En outre, cet essai, en se risquant à une prospective sur le devenir du proche Orient, semble bien optimiste et peu en prise avec une réalité hélas pressante. Inévitable conséquence de la modernité, la démocratie est assimilée à une culture inexorable, un «sens de lhistoire» libéral comme lentendait naguère Francis Fukuyama dans un essai remarqué. Mais la démocratie imposée est-elle une modernité ? Et cette conception de lhistoire ne manque-t-elle pas du relativisme qui évite aux idées politiques de se solidifier en dogmes ? Il manque dailleurs à cet essai une réflexion sur le XIXe siècle, et des phénomènes comme le luddisme, des politiques modernisatrices comme les réformes de Humboldt et la philosophie de la Bildung, bref, une certaine profondeur historique qui permettrait de nuancer lampleur du processus comme la portée de la révolte.
Si lon appréciera donc lenthousiasme au service dune thèse intéressante et dun idéal politique, on pourra regretter laspect allusif de certains développements, et lesprit de système qui y préside aux dépens de lérudition, parfois nécessaire. Louvrage manque en effet de matériau historique et, à trop se cantonner aux débats didées, il en oublie les spécificités de chaque «révolte». LHistoire ne repasse pas les plats, dit-on, aussi peut-il être bon de relativiser toute théorie historique, même séduisante. Une lecture qui vient en tous les cas sintégrer habilement au débat sur «lhyper-puissance» américaine et la culture quelle véhicule.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 12/04/2004 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Rupture dans la civilisation de Jacques Julliard | | |
|
|
|
|